mardi 16 juin 2015

Où va le travail ?



Qui a peur des makers ?
Pour faire bouger le travail, il faut d’abord faire bouger nos représentations du travail. Si l’on fait une recherche sur le mot « travail » dans Google Images, on voit apparaître des photos du film de Chaplin « Les Temps modernes » ou des représentations du « tripalium », cet instrument d’immobilisation et de torture utilisé par les Romains pour punir les esclaves rebelles, d’où provient supposément le mot français « travail ». Mieux encore, avec le mot « industrie », dominent les images de cheminées fumantes d’usines, les icônes et panneaux signalant le danger, les photos de centrales nucléaires ou d’usines modernes, froides et lisses, sans aucun travailleur à l’intérieur. Google, qui ne domine pas (encore ?) le monde mais modèle déjà nos inconscients, nous montre que le travail est associé à la souffrance et aux nuisances. Pire : en cherchant à évacuer ces nuisances, il semble bien que c’est aussi l’homme que nous soustrayions ainsi du travail et de ses lieux d’exercice…

Son de cloche à peu près similaire sur le plan des publications. Comme le déclarait Marc Andreesen, concepteur du premier navigateur graphique, Mosaic, et désormais l’un des plus influents venture capitalists du marché, dans le Wall Street Journal : « le logiciel dévore le monde » et la technologie détruit emplois et travail. Dès 1996, Jeremy Rifkin annonçait « La Fin du travail »[1], un livre qui s’est vendu davantage encore en France qu’aux Etats-Unis. C’est un sentiment de « dévoration » du travail qui domine. Le travail est peu à peu évacué du champ de l’entreprise.

Ce sentiment paraît fondé si l’on se réfère également à d’autres observations :

  • Les pure players du Net (Google, Amazon, Facebook), ajoutés aux fournisseurs d’infrastructure (Microsoft, Apple, Intel) emploient à eux tous 250 000 personnes, là où General Electric à elle seule employait à sa grande époque 300 000 salariés.
  • De son côté, l’INSEE indiquait dans une étude sur « combien d’emplois occupe-t-on dans sa vie professionnelle avant d’atteindre l’âge de 40 ans » qu’un individu né dans les années 1940 exerçait 2,7 emplois en moyenne, contre 4,1 emplois pour ceux nés dans les années 1960[2]. Les mutations permanentes de l’emploi changent nécessairement notre rapport au travail. Le ministère du travail américain prévoit qu’un étudiant actuel aura occupé entre 10 et 14 emplois différents quand il atteindra l’âge de 38 ans[3].
  • Aux Etats-Unis, on notait que dans le Top10 des métiers en 2010 (par le nombre de recrutements), aucun n’existait en 2004[4].

Il n’est guère étonnant que la conjugaison de ces représentations et de ces réalités se traduise par des tensions croissantes : il y a des places Tahrir en germe dans les entreprises, pour reprendre l’expression de Daniel Kaplan, délégué général de la FING (Fondation internet nouvelle génération).

Le travail expulsé
En fait, on constate que le travail est en grande partie « sorti » de l’entreprise : indépendants, auto-entrepreneurs, makers, télé-travailleurs, contractuels, économie sociale et solidaire. En 2020, qui contribuera au « travail » d’une entreprise ?  Selon une étude HR Trends 2013 du cabinet Deloitte, le travail sera exercé à 50 % par des personnes extérieures à l’entreprise (et hors du contrat de travail), qui seront des fournisseurs ou des contractors.

Quelle est l’entreprise qui, dès aujourd’hui, compte le plus grand nombre de personnes travaillant pour elle ? Ce n’est ni l’ex Armée Rouge, ni l’actuelle Education nationale, ni Wall-Mart. C’est Facebook, bien sûr, qui fédère un milliard de personnes dans le monde, qui fournissent des données, des « posts », des « like » et contribuent ainsi au produit vendu par Facebook à ses clients annonceurs. Un travail hors de tout régime de subordination monétaire. Version plus souriante d'une organisation qui brouille elle aussi les contours du travail: Wikipedia, l’encyclopédie en ligne gratuite, compte 70.000 contributeurs réguliers et anonymes.

Ce travail en mutation pousse le management dans ses retranchements. On n’aime pas le management en France. Le célèbre consultant américain Gary Hamel a écrit un ouvrage remarqué en 2007 : “The Future of Management” (Harvard Business School Press). L’année suivante, les éditions Vuibert plaçaient sur les étagères la version française sous le titre : ”La fin du management” ! Tout est dit… Et pourtant, on n’a jamais eu autant besoin du management, cette fonction qui aide à transformer le travail en performance et qui accompagne les femmes et les hommes sur ce chemin.

Aujourd’hui, le travail se dérobe et se cache derrière l’emploi ou plutôt l’absence d’emploi. Il est contingent à une activité. On n’arrive pas à remettre le travail sur le devant de la scène et il n’y a plus guère que trois professions qui s’en préoccupent et le décrivent : les sociologues, les médecins du travail et les ergonomes. Or, pour construire l’entreprise responsable, que toutes les parties prenantes appellent de leurs vœux, il faut rendre ses lettres de noblesse au travail, le ré-insérer dans les processus et les critères de décisions.

C’est le moment de s’y atteler. L’éclatement du modèle de la grande entreprise intégrée, celle qui a dominé l’ère industrielle, nous oblige à ré-inventer les nouvelles modalités du « travailler ensemble ».

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Pour aller plus loin :

Cet article est extrait d’un ouvrage collectif, « L'Industrie, notre avenir », publié en janvier 2015 par La Fabrique de l'industrie aux éditions Eyrolles sous la direction de Pierre Veltz et Thierry Weil pour rendre compte d’un colloque qui s’est tenu en juin 2014 à Cerisy, auquel j’ai eu grand plaisir à participer. Ce colloque réunissait durant une semaine très dense, des dirigeants d’entreprises, des syndicalistes, des experts français et étrangers, des acteurs territoriaux, qui ont confronté leurs idées. Je recommande la lecture de cet ouvrage qui pousse les feux sur les relations triangulaires entre travail, impact du numérique et industrie. Cliquer ici pour en savoir plus.

Le titre de cet article est un clin d’œil (respectueux) à un ouvrage fondateur de la sociologie du travail, « Où va le travail humain? », publié chez Gallimard par le sociologue et philosophe Georges Friedmann en 1950. L’auteur du célèbre « Le travail en miette » (1956) y décrivait déjà l’ambivalence des impacts de l’automatisation sur le travail : source de multiplication de nouveaux emplois moins pénibles et d'extension des loisirs hautement culturels, elle devient aussi une des cause de la dépréciation et du fractionnement du travail humain. Dans sa conclusion, Friedmann prévoyait que se produirait, sous l'influence de la division du travail, un éclatement progressif des anciens métiers, tels qu'ils avaient été traditionnellement pratiqués et perfectionnés au cours des civilisations pré-machinistes, ayant pour conséquence une dégradation des habiletés professionnelles. Il en concluait l’exigence de l’avènement difficile d'une civilisation où s'harmoniseraient le progrès continu et l'épanouissement de l'individu. C’était il y a 65 ans !

Dans une série d’articles publiés par Metis, j’ai essayé de dessiner l’évolution future du travail et de l’entreprise, sous l’effet de l’extension du numérique :
J’ai également tracé sur ce blog quelques pistes sur l’évolution possible du management : « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? », 6 octobre 2014


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[1] "The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era"
[2] INSEE, « Les transformations des parcours d’emploi et de travail », Dossier « Emploi et salaires », édition 2012
[3] D’après Denis Pennel dans son livre « Travailler pour soi ; Quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste ? », Le Seuil, septembre 2013
[4] Enquête du cabinet Wagepoint (exemples des métiers concernés : expert du développement durable, développeur d’applications mobiles, technicien dans le cloud computing, data miner, community manager,…)

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