Qui a peur des makers ? |
Son de cloche à peu près similaire sur le plan
des publications. Comme le déclarait Marc Andreesen, concepteur du premier
navigateur graphique, Mosaic,
et désormais l’un des plus influents venture capitalists du
marché, dans le Wall Street Journal :
« le logiciel dévore le monde » et la technologie détruit emplois et
travail. Dès 1996, Jeremy Rifkin annonçait « La
Fin du travail »[1],
un livre qui s’est vendu davantage encore en France qu’aux Etats-Unis. C’est un
sentiment de « dévoration » du travail qui domine. Le travail est peu
à peu évacué du champ de l’entreprise.
Ce sentiment paraît fondé si l’on se réfère
également à d’autres observations :
- Les pure players du Net (Google, Amazon, Facebook), ajoutés aux fournisseurs d’infrastructure (Microsoft, Apple, Intel) emploient à eux tous 250 000 personnes, là où General Electric à elle seule employait à sa grande époque 300 000 salariés.
- De son côté, l’INSEE indiquait dans une étude sur « combien d’emplois occupe-t-on dans sa vie professionnelle avant d’atteindre l’âge de 40 ans » qu’un individu né dans les années 1940 exerçait 2,7 emplois en moyenne, contre 4,1 emplois pour ceux nés dans les années 1960[2]. Les mutations permanentes de l’emploi changent nécessairement notre rapport au travail. Le ministère du travail américain prévoit qu’un étudiant actuel aura occupé entre 10 et 14 emplois différents quand il atteindra l’âge de 38 ans[3].
- Aux Etats-Unis, on notait que dans le Top10 des métiers en 2010 (par le nombre de recrutements), aucun n’existait en 2004[4].
Il n’est guère étonnant que la conjugaison de
ces représentations et de ces réalités se traduise par des tensions
croissantes : il y a des places Tahrir en germe dans les entreprises, pour
reprendre l’expression de Daniel Kaplan, délégué général de la FING (Fondation
internet nouvelle génération).
Le travail expulsé
En fait, on constate que le travail est en
grande partie « sorti » de l’entreprise : indépendants,
auto-entrepreneurs, makers, télé-travailleurs,
contractuels, économie sociale et solidaire. En 2020, qui contribuera au
« travail » d’une entreprise ?
Selon une étude HR Trends 2013 du cabinet Deloitte, le travail sera
exercé à 50 % par des personnes extérieures à l’entreprise (et hors du contrat
de travail), qui seront des fournisseurs ou des contractors.
Quelle est l’entreprise qui, dès aujourd’hui,
compte le plus grand nombre de personnes travaillant pour elle ? Ce n’est
ni l’ex Armée Rouge, ni l’actuelle Education nationale, ni Wall-Mart. C’est Facebook,
bien sûr, qui fédère un milliard de personnes dans le monde, qui fournissent
des données, des « posts », des « like » et contribuent
ainsi au produit vendu par Facebook à ses clients annonceurs. Un travail hors
de tout régime de subordination monétaire. Version plus souriante d'une organisation qui brouille elle aussi les contours du travail: Wikipedia, l’encyclopédie en ligne
gratuite, compte 70.000 contributeurs réguliers et anonymes.
Ce travail en mutation pousse le management
dans ses retranchements. On n’aime pas le management en France. Le célèbre
consultant américain Gary Hamel a écrit un ouvrage remarqué en 2007 : “The Future of Management” (Harvard
Business School Press). L’année suivante, les éditions Vuibert plaçaient sur
les étagères la version française sous le titre : ”La fin du management” !
Tout est dit… Et pourtant, on n’a jamais eu autant besoin du management, cette
fonction qui aide à transformer le travail en performance et qui accompagne les
femmes et les hommes sur ce chemin.
Aujourd’hui, le travail se dérobe et se cache
derrière l’emploi ou plutôt l’absence d’emploi. Il est contingent à une
activité. On n’arrive pas à remettre le travail sur le devant de la scène et il
n’y a plus guère que trois professions qui s’en préoccupent et le
décrivent : les sociologues, les médecins du travail et les ergonomes. Or,
pour construire l’entreprise responsable, que toutes les parties prenantes
appellent de leurs vœux, il faut rendre ses lettres de noblesse au travail, le
ré-insérer dans les processus et les critères de décisions.
C’est le moment de s’y atteler. L’éclatement du
modèle de la grande entreprise intégrée, celle qui a dominé l’ère industrielle,
nous oblige à ré-inventer les nouvelles modalités du « travailler ensemble ».
Martin RICHER,
consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE
Pour
aller plus loin :
Cet article est extrait d’un ouvrage collectif,
« L'Industrie, notre avenir »,
publié en janvier 2015 par La Fabrique de l'industrie aux éditions Eyrolles sous la direction de Pierre
Veltz et Thierry Weil pour rendre compte d’un colloque qui s’est tenu en juin
2014 à Cerisy, auquel j’ai eu grand plaisir à participer. Ce colloque
réunissait durant une semaine très dense, des dirigeants d’entreprises, des syndicalistes,
des experts français et étrangers, des acteurs territoriaux, qui ont confronté
leurs idées. Je recommande la lecture de cet ouvrage qui pousse les feux sur les
relations triangulaires entre travail, impact du numérique et industrie. Cliquer ici pour en savoir plus.
Le titre de cet article est un clin d’œil (respectueux)
à un ouvrage fondateur de la sociologie du travail, « Où va le travail
humain? », publié chez Gallimard par le sociologue et philosophe Georges
Friedmann en 1950. L’auteur du célèbre « Le travail en miette » (1956)
y décrivait déjà l’ambivalence des impacts de l’automatisation sur le travail :
source de multiplication de nouveaux emplois moins pénibles et d'extension des
loisirs hautement culturels, elle devient aussi une des cause de la
dépréciation et du fractionnement du travail humain. Dans sa conclusion, Friedmann
prévoyait que se produirait, sous l'influence de la division du travail, un
éclatement progressif des anciens métiers, tels qu'ils avaient été traditionnellement
pratiqués et perfectionnés au cours des civilisations pré-machinistes, ayant
pour conséquence une dégradation des habiletés professionnelles. Il en
concluait l’exigence de l’avènement difficile d'une civilisation où
s'harmoniseraient le progrès continu et l'épanouissement de l'individu. C’était
il y a 65 ans !
Dans une série d’articles publiés par Metis,
j’ai essayé de dessiner l’évolution future du travail et de l’entreprise, sous
l’effet de l’extension du numérique :
« Les quatre R de l'entreprise 2.0. », 6 octobre 2014
J’ai également tracé sur ce blog quelques
pistes sur l’évolution possible du management : « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? », 6 octobre 2014
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[1] "The End of Work: The
Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era"
[2]
INSEE, « Les transformations des parcours d’emploi et de travail », Dossier «
Emploi et salaires », édition 2012
[3]
D’après Denis Pennel dans son livre « Travailler pour soi ; Quel avenir pour le
travail à l’heure de la révolution individualiste ? », Le Seuil, septembre 2013
[4]
Enquête du cabinet Wagepoint (exemples des métiers concernés : expert du
développement durable, développeur d’applications mobiles, technicien dans le
cloud computing, data miner, community manager,…)
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