Dans la première partie de cet article (à lire en cliquant
ici : « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère »),
nous avons abordé les trois premières opportunités apportées par l’extension de
la présence des représentants des salariés au Conseil :
- accroître la diversité des profils au sein du Conseil ;
- élargir le champ d’intervention du Conseil et renouveler la gouvernance ;
- évoluer vers des relations sociales plus constructives.
Dans cette seconde (et dernière) partie, nous poursuivons
notre exploration en examinant les trois autres opportunités.
Construire des compétences sur la durée
Bien sûr, chacun s’attend à ce que la problématique de la
nécessaire formation des administrateurs salariés soit posée. Certes, mais ce
n’est pas la seule. Un autre besoin de formation tout aussi indispensable est
celui des administrateurs extérieurs[1]
vis-à-vis des contextes de travail. En effet, la mise à distance du travail est
extrêmement préjudiciable à l’activité des Conseils, notamment dans leur
dimension de prévention des risques, à tel point que le sociologue et historien
Richard Sennett montre que l’occultation du travail par les dirigeants et la
gouvernance moderne est l’un des facteurs de déclenchement de la crise de 2008
(voir dans Metis : « Travailler ensemble : ce que nous dit Richard Sennett »).
La présence des administrateurs salariés au sein du collectif de délibération
qu’est le Conseil, crée les conditions d’un transfert de compétences au profit
des administrateurs extérieurs (et parfois des administrateurs dirigeants…) sur
la question du travail.
Plus largement, j’ai souvent constaté, dans mes différents
rôles de management, la véracité du « modèle 70/20/10 », selon lequel
le développement des compétences et l’acquisition des connaissances
s’effectuent à 70% par l’activité et l’expérience, 20% par les contacts et
interactions avec les autres et 10% seulement par la formation formelle au sens
propre. Ainsi, Morgan Mc Call, Robert W. Eichinger et Michael M. Lombardo
(Center for Creative Leadership) ont montré que 90% de nos savoirs proviennent
de l’apprentissage informel et non formel[2].
En s’inspirant de ce modèle, on peut dessiner un triangle dont chacune des
pointes représente la typologie des administrateurs : extérieurs,
dirigeants, salariés. Un bon président de Conseil est celui qui sait, par la
circulation de la parole, par les échanges organisés pendant le Conseil mais
aussi avant et après, ménager un bon transfert de compétences entre chacun de ces
trois pôles. Ils se nourrissent mutuellement par l’expérience (70%) et par les
interactions (20%).
Les administrateurs salariés tiennent systématiquement à le
rappeler : ils sont administrateurs à part entière. Ils bénéficient d’une
forte expérience de terrain. Ils sont cadres (à 65%) et expérimentés
(ancienneté moyenne de 25 ans). Mais ils doivent acquérir les compétences
d’administrateurs. C’est pourquoi l’article L.225-30-2 du Code de commerce
prévoit que les administrateurs salariés recevront « une formation adaptée à
l’exercice de leur mandat, à la charge de la société ». Malgré cela, 30% des
administrateurs salariés admettent n’avoir pas reçu de formation spécifique
pour exercer leur rôle. Pourtant, seuls 27% d’entre eux estiment avoir les
compétences essentielles pour exercer leur mandat… Tirant les leçons de ce
vide, le projet de loi « relatif au dialogue social et au soutien à
l’activité des salariés » (dite ‘loi Rebsamen’) présenté en Conseil des
ministres ce 22 avril, en vue d’une adoption par le Parlement durant l’été,
crée un plancher minimal de 20 heures de formation par an pour les
administrateurs salariés (article 7). Cette approche montre bien qu’il s’agit
d’un effort de formation continu, tout au long de la durée du mandat.
Les solutions et les offres de formation existent et
plusieurs administrateurs salariés avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir
ont souligné la qualité du module CAS (certificat d'administrateur de sociétés)
construit par Sciences-Po et l’IFA (Institut français des administrateurs). Les
formations suivies par les administrateurs salariés ont été financées à 76% par
les entreprises et à 19% par les syndicats.
Au-delà de la formation initiale stricto-sensu, il faut concevoir un
parcours d’intégration et de formation "tout au long du mandat", qui doit correspondre au profil très
variable des administrateurs salariés et à leur implication éventuelle dans un ou
plusieurs comités du Conseil. Les besoins en formation des administrateurs
salariés ne devraient pas être abordés et traités seulement en début de mandat.
Ils devraient faire partie des débats à l’occasion d’une bonne pratique qui se
développe : l’auto-évaluation du Conseil. Parce que le mandat d’administrateur
salarié est davantage une question de posture (capacité à s’affirmer) et de
positionnement (agir en fonction de l’intérêt social) que de connaissances
techniques, la compétence s’acquiert et se développe « en marchant ».
Il est d’autant plus important que ces administrateurs puissent se rencontrer
pour échanger, se conforter, améliorer leurs pratiques : c’est l’objet des
cercles d’administrateurs salariés, qui ont été créés au sein des organisations
syndicales et, de façon plus œcuménique, au sein de l’IFA.
En termes de temps dégagé pour exercer leur mandat, les administrateurs
salariés disposent d’un crédit d’heures d’en moyenne 54 heures par mois, ce qui
peut paraître satisfaisant mais cette moyenne cache de grandes disparités.
Ainsi 16% d’entre eux disposent de moins de 10 heures et 27% de 10 à 20 heures.
Les réunions préparatoires avec le Président, le secrétaire du Conseil ou entre
administrateurs salariés sont peu fréquentes.
L’une des 12 recommandations formulées par l’IFA[3]
: « Une attention particulière doit être portée à l’évolution du poste et de la
carrière des administrateurs salariés ». Nous en sommes loin aujourd’hui :
en effet, à une très forte majorité (76%), les administrateurs salariés
considèrent que la prise en compte de leur mandat dans leur parcours
professionnel ne fait pas l’objet d’une attention suffisante de la part de leur
entreprise. 43% d’entre eux considèrent qu’à la fin de leur mandat, ils seront
renvoyés dans leur emploi d’origine sans promotion ; 37% ne savent pas et sont
plutôt inquiets sur ce sujet ou partiront en retraite. Seuls 3% pensent qu’ils
seront promus et 16% qu’ils bénéficieront d’une évolution vers une autre
fonction tenant compte de leur expérience au conseil. Ce problème n’est pas
nouveau : le rapport de l’IFA sur « Administrateurs salariés : atout de
gouvernance ? » publié en février 2006, relevait déjà que « seules 6%
des entreprises ont mis en place certaines modalités pour garantir le retour de
l’administrateur salarié à des fonctions opérationnelles au sein de
l’entreprise sans impact sur leur carrière » et ajoutait que « ces
divers éléments peuvent aussi être à l’origine du faible nombre de candidatures
observé chez les salariés pour accéder à ces postes ».
Parmi les 7 propositions formulées par le rapport de l’FA de
2006 cité ci-dessus, on trouve cette recommandation : « Faciliter les
conditions dans lesquelles les administrateurs salariés sont nommés, exercent
leur mandat puis le quittent en leur donnant les moyens nécessaires pour
contribuer en toute indépendance aux travaux du conseil et définir les moyens
minimaux d’une bonne pratique : impression des professions de foi lors de la campagne
et accès à un medium de communication, aménagement du temps de travail, charte
de l’administrateur, facilitation de l’accès à l’information sur la fonction et
sur la société, formation, accès à un secrétariat, accès aux voyages d’étude,
vademecum de l’administrateur salarié … »
Beaucoup d’entreprises n’ont pas perçu que les administrateurs
salariés apportent des compétences précieuses pour le conseil : en tant
qu’ancien représentant du personnel (pour la plupart d’entre eux), ils
connaissent les processus de travail, ils ont développé une capacité à penser
par soi-même, à affirmer leurs convictions tout en recherchant les compromis.
Comme le disait Daniel Lebègue, à l’époque président de l’IFA, « le plus souvent,
l'administrateur salarié est éclairé, engagé et soucieux de l'avenir à long
terme de son entreprise »[4].
Au travers de mes discussions avec des administrateurs (salariés et non), je
suis frappé de constater leur capacité à mettre en place des jeux d’alliances
très diversifiés : les administrateurs salariés tissent des alliances avec
le management pour faire valoir les impératifs du long terme face aux
administrateurs extérieurs ; avec les extérieurs pour mettre le management
face à ses responsabilités dans le cas d’un dysfonctionnement managérial, etc.
Après leur mandat d’administrateurs, ces compétences se sont
affermies et élargies. C’est un véritable gâchis humain que de ne pas chercher
à les utiliser au mieux de leur potentiel, dans une nouvelle phase de leur
activité professionnelle.
De mon point de vue, les entreprises ont raison de chercher
à éviter des mandats trop exclusifs ou trop longs, de façon à prévenir une
déconnexion avec le quotidien de l’entreprise et les processus de travail, dont
la proximité fait la force des administrateurs salariés. Mais en contrepartie,
elles doivent s’affûter dans leur capacité à mieux gérer la carrière
professionnelle de ces administrateurs. Sur ce plan les DRH doivent prendre la
main. Ils doivent montrer, par la qualité de l’accompagnement procuré aux
administrateurs salariés après leur mandat, que cette fonction est valorisée
par l’entreprise. C’est ainsi qu’ils sauront susciter, au sein des
organisations syndicales et des collectifs de travail, des candidatures de
qualité. Parmi les critères permettant d’évaluer si la participation
d’administrateurs salariés au Conseil est correctement gérée par l’entreprise,
l’IFGE propose celui-ci, auquel je souscris entièrement : « Une procédure
de réintégration dans ses fonctions a été mise en place à l’issue de son
mandat, [ce qui] permet d’évaluer si l’entreprise considère le poste
d’administrateur salarié comme un “bâton de maréchal” ou comme un moment dans
le déroulement de la carrière d’un salarié. On peut ainsi préjuger de la façon
dont l’entreprise prend au sérieux la participation au gouvernement de l’un de
ses salariés »[5].
De leur côté, les syndicats doivent également faire un
effort en matière de GRH, en évitant de réserver cette fonction à leurs
militants proches de la retraite. Certes l’exercice du mandat d’un
administrateur salarié est d’autant plus solide lorsqu’il se fonde sur une
longue expérience professionnelle et l’assurance que ses prises de position
n’auront pas d’incidences négatives sur une carrière qui se situe pour
l’essentiel derrière lui. Mais à l’inverse, les administrateurs salariés
contribuent le plus efficacement au Conseil par leur capacité de
« contrôle critique », dont je rappelle qu’elle constitue l’essence
même du Conseil. Cette capacité est plus affûtée en début de carrière. J’ai pu
échanger récemment avec un administrateur salarié d’une des plus grandes
sociétés du CAC 40, qui se trouvait être de 20 ans le plus jeune du CA, mais indiquait
aussi n’avoir pas pu bénéficier de l’expérience de son prédécesseur car
celui-ci était parti en retraite le dernier jour de son mandat…
Les actionnaires étant sensibles à la qualité de la
gouvernance, je suggère que les entreprises aient à cœur d’indiquer dans leur
rapport annuel et à l’AG des actionnaires la politique mise en œuvre pour
soutenir les administrateurs salariés dans leur mandat : moyens en
formation, crédit d’heures, parcours professionnel.
Envoyer un signal de confiance aux salariés
L’IFA a justement fait remarquer que la présence de
l’administrateur salarié « est une opportunité pour améliorer le système de
relations sociales et d'implication des salariés »[6].
C’est aussi un moyen de faire progresser la RSE au travers de la
reconnaissance d’un intérêt social dépassant l’intérêt des seuls actionnaires.
Cette notion d’intérêt social appelle une gouvernance partenariale, adossée à
la théorie des parties prenantes et dans la mouvance du développement durable, qui
préconise que les intérêts des salariés, des clients et de la société civile
soient pris en compte (voir « RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ? »).
Comme le relève l’Institut de l’Entreprise dans son rapport sur le dialogue
social, « avec la présence d’un ou de deux représentants des salariés,
avec voix délibérative, au conseil d’administration, celui-ci, compte tenu de
la présence d’administrateurs indépendants, en vient donc à représenter
l’ensemble des parties prenantes, et non plus les seuls apporteurs de capitaux.
C’est un changement considérable, qui rapproche notre système institutionnel de
celui que l’on trouve, notamment, en Allemagne. Et l’on relèvera qu’il a été
non pas imposé au MEDEF par les pouvoirs publics, mais qu’il résulte d’un choix
délibéré »[7].
Il faut rappeler que le Conseil est garant de l’intérêt
social de l’entreprise, c’est-à-dire de l’intérêt de l’entreprise comme entité
distincte de la société de capitaux. Les avancées de la RSE font évoluer les
rôles : en tant qu’apporteurs de travail, il est légitime que les salariés
soient représentés au Conseil au même titre que les apporteurs de capitaux. Les
salariés ne sont pas une partie prenante comme une autre, mais une partie
constituante. Leur avenir et celui de leur famille est davantage lié au destin
de l’entreprise que celui des détenteurs de capitaux. Ainsi en cas de
restructuration, l’actionnaire est protégé par la diversification de son
portefeuille et de ses investissements. Par contraste, le salarié n’a pas
toujours été suffisamment armé pour cultiver des compétences transférables dans
une autre entreprise.
Mais surtout, les perspectives sont différentes. Les
actionnaires – ou du moins une large partie d’entre eux – vont et viennent, à
la recherche du placement le plus lucratif. C’est ainsi que la durée moyenne de
détention d’une action à la bourse de New-York (NYSE) est tombée aujourd’hui à
22 secondes alors qu’elle était de cinq ans pendant plusieurs décennies. La
bourse de Paris n’en est pas encore là mais la durée moyenne de détention des
titres du CAC 40 n’est que de quatre mois. Par comparaison, un salarié du
secteur privé en France (sans comptabiliser la stabilité des agents de l’Etat)
reste dans une entreprise pour une durée moyenne 20 fois plus longue : 7
ans. La communauté de destin des entreprises se noue davantage avec les
salariés qu’avec les actionnaires.
Plus largement, la représentation des salariés au Conseil
apporte une réponse nécessaire (mais non suffisante) à la crise de confiance
que connaît l’entreprise aux yeux des citoyens, mise en évidence par exemple
par le baromètre du Cevipof (voir : « 2015, année RSE ? »).
Je souscris sur ce point à l’avis d’un autre dirigeant avocat des
administrateurs salariés, Antoine Frérot, PDG de Veolia : « Le Conseil
d’administration doit représenter suffisamment les parties prenantes :
actionnaires mais aussi salariés, clients, fournisseurs, prêteurs, élus
représentant les territoires, ONG… La défiance des Français vis-à-vis des
entreprises, notamment des plus grandes, vient du fait qu'ils ont la sensation
que le succès des entreprises ne contribue pas à l'intérêt général et qu'il ne
profite qu'aux actionnaires. Cela n'est pas exact et un meilleur équilibre
entre parties prenantes permettrait de corriger cette sensation. Je me réjouis
donc qu'il y ait deux salariés au conseil de Veolia. (...) Un conseil reflétant
la pluralité des parties prenantes est certainement un gage d'efficacité et
d'harmonie. Il importe de convaincre nos concitoyens que l'entreprise ne sert
pas que les intérêts de quelques-uns mais ceux de toutes ses parties prenantes,
et ce faisant, l'intérêt général »[8].
Ce sont d’ailleurs souvent les représentants des salariés au
Conseil, qui prennent l’initiative de modifier les processus de façon à mieux
intégrer l’ensemble des parties prenantes à l’intérêt social de l’entreprise. « C’est
sous l’impulsion conjointe [des administrateurs salariés] que le conseil d’administration
du groupe Renault a décidé d’intégrer dans les critères de la rémunération du
PDG des critères extra-financiers (dits de RSE), en cohérence avec la stratégie
de l’entreprise, » indiquait un ancien administrateur salarié[9].
Dans un récent rapport sur l’intégration de la RSE dans les travaux du Conseil,
l’IFA a recommandé de « favoriser la réflexion visant à ce que des
critères RSE soient utilisés dans le calcul de la part variable de la
rémunération des dirigeants et participer à sa mise en œuvre »[10].
Le dispositif des administrateurs salariés est donc aussi un
moyen d’accroître le cohésion du corps social de l’entreprise, en envoyant un
signal clair aux salariés : votre voix est présente et entendue dans
l’instance la plus stratégique de l’entreprise. Pour solidifier cette cohésion,
des options fortes doivent être prises sur trois points :
1) Le mode de
désignation des administrateurs salariés au Conseil. C’est l'assemblée
générale qui choisit une modalité de désignation parmi les quatre proposées par
la loi. « Les sociétés ayant modifié leurs statuts en 2013 et 2014 ont
privilégié le mode de désignation par le comité d’entreprise, le comité de
groupe et d’entreprise, et le comité d’entreprise européen, » nous apprend une
étude de TM Partenaires[11].
Pourtant, le mode de l’élection semblait privilégié par les dispositifs
antérieurs : sur les 122 administrateurs salariés qui ont répondu au
questionnaire « Premiers résultats de l’enquête sur les administrateurs
salariés », 75% étaient désignés par voie électorale. L’élection confère une
meilleure légitimité que la désignation. Par ailleurs, « l’élection contribue à
distendre le lien entre l’administrateur et l’organisation syndicale dont il
provient : cela lui confère une certaine autonomie de décision et prévient du
risque qu’il ne soit qu’un portevoix » (note de La Fabrique déjà citée).
De mon point de vue, la modalité de l’élection (mode de
désignation recommandé par l’IFA) est à privilégier dans toutes les situations
possibles. En effet elle tire les conclusions à la fois
- de la nécessité pour les administrateurs salariés d’être soutenus par une légitimité forte, que leur confère le suffrage de leurs collègues ;
- de la réforme de la représentativité issue de la loi d’août 2008, qui confie un rôle privilégié aux organisations représentatives et consolide la légitimité des acteurs engagés dans la négociation d’entreprise ;
- de l’intérêt de faire connaître le rôle et les attributions des administrateurs salariés à l’ensemble des salariés, favorisé par une campagne électorale animée.
2) Les relations avec
les représentants du personnel. Un administrateur salarié n’a pas une
position facile. Il doit représenter l’intérêt social de l’entreprise, ce qui
est différent de l’intérêt des salariés, mais en même temps, comme l’expliquait
très justement Pierre Alanche dans le bilan qu’il a tiré de son expérience
d’administrateur salarié chez Renault de 1997 à 2004, « c’est en restant
syndicaliste que l’administrateur salarié peut être un bon administrateur,
différent des autres »[12].
A 69% les administrateurs salariés ne souhaitent pas supprimer la règle leur
interdisant de cumuler leur fonction au conseil avec une autre fonction
représentative du personnel. Cette règle est une forte spécificité française et
est pourtant bien acceptée. Cela montre que le changement de posture
(représenter l’intérêt social et non les salariés) s’accompagne d’un changement
de rôle. Mais à l’inverse, il faut éviter que l’administrateur salarié ne soit
cantonné dans un « superbe isolement ». Il y a donc des processus et
des rituels à inventer.
Par exemple, on peut imaginer que le Conseil prenne
l’initiative d’organiser un séminaire annuel commun entre le CA (ou son comité
Stratégie) et les élus du Comité de Groupe, Comité central d’entreprise ou
Comité d’entreprise (ou sa commission économique) pour partager les enjeux et
échanger sur la stratégie et ses conséquences économiques et sociales. Il
s’agit bien, tout en respectant les spécificités de chacune des instances, de
favoriser les échanges et la formation de diagnostics partagés. De même, on
peut aussi se saisir de la navette entre CE et CA organisée par la loi de
sécurisation de l’emploi (article 8) : « Chaque année, le comité d’entreprise
est consulté sur les orientations stratégiques de l’entreprise, définies par
l’organe chargé de l’administration ou de la surveillance de l’entreprise, et
sur leurs conséquences sur l’activité, l’emploi, l’évolution des métiers et des
compétences, l’organisation du travail, le recours à la sous-traitance, à
l’intérim, à des contrats temporaires et à des stages. Le comité émet un avis
sur ces orientations et peut proposer des orientations alternatives. Cet avis
est transmis à l’organe chargé de l’administration ou de la surveillance de
l’entreprise, qui formule une réponse argumentée. Le comité en reçoit
communication et peut y répondre ».
3) La communication avec
les salariés. Celle-ci doit bien entendu éviter les problèmes de
confidentialité mais elle doit être riche et bidirectionnelle. C’est parce que
l’administrateur salarié fait l’effort d’expliquer ses prises de position, ses
choix et ses votes auprès des salariés que ces derniers auront le réflexe de
lui communiquer les informations, avis et questions qui lui sont utiles dans
l’exercice de son mandat. Or la communication entre les administrateurs
salariés et les collaborateurs est aujourd’hui (sauf dans de brillants cas
d’exception) relativement pauvre, même si, par exemple, 39% d’entre eux publient
une lettre d’information spécifique ou une communication via un site internet.
En effet, elle est étouffée par les craintes concernant la question de la
confidentialité. « Vis-à-vis des salariés, les administrateurs salariés se
trouvent dans une position délicate : ils doivent informer leurs mandants sur
la situation économique de l'entreprise, tout en étant soumis à une obligation
de réserve sur la teneur des débats du CA, » remarque Marc Mousli[13].
Ces craintes n’ont pas lieu d’être, comme l’indique l’étude de l’IFA : « En
ce qui concerne la communication par les administrateurs salariés aux autres
salariés, et les risques de perte de confidentialité nous pouvons souligner
qu’il ne semble pas exister de risques là où le Président a fixé des règles
‘ad-hoc’ pour codifier ces éléments, notamment par l’intermédiaire du règlement
intérieur du Conseil d’administration. Au final, seul un quart des
administrateurs exécutifs et autres administrateurs déplore un risque
d’altération des discussions stratégiques ce qui laisse une large part
favorable à la contribution des administrateurs salariés aux débats du Conseil »[14].
Jean-Louis Beffa et Christophe Clerc soulignent également que ce problème de
confidentialité est un leurre : le risque existe depuis 1946 (c’est depuis
cette date que le secrétaire du Comité d’Entreprise peut assister – avec voix
consultative – aux délibérations du CA) mais ne s’est que très exceptionnellement
manifesté[15]. Ce
jugement confirme celui des administrateurs salariés eux-mêmes : ils sont
79% à considérer que la confidentialité ne leur a que « rarement » (à 36%) ou «
très rarement ou jamais » (43%) posé de problèmes.
La présence des administrateurs salariés doit être comprise
comme une chance, une opportunité d’améliorer la cohésion. A contrario et comme
l’indique un Cahier de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises,
« il sera de plus en plus difficile de développer des discours sur
l’esprit entrepreneurial, l’implication personnelle et la responsabilisation
individuelle en excluant, par principe, les salariés de toute responsabilité
dans le gouvernement des entreprises »[16].
Jouer le jeu d’une gouvernance partenariale
Comme nous l’avons vu plus haut, les seuils retenus par la
loi (plus de 10.000 salariés dans le monde ou plus de 5.000 salariés en France)
sont très élevés et restreignent le nombre d’entreprises éligibles. Ce nombre
apparaît d’ailleurs comme très incertain. Il est estimé par La Fabrique de
l’Industrie à 300... mais à une centaine seulement par Novethic. Le chiffre de
300 me semble surestimé. En effet, d’après les statistiques de la CNAMTS (chiffre
2009 sur 18 millions de salariés), il y a seulement 173 entreprises de plus de
5.000 salariés, employant au total 2,2 millions de salariés, soit 12,6% des
effectifs.
Malgré cela, la stratégie de bon nombre d’entreprises s’est
caractérisée par l’évitement. Au sein du CAC40, 17 sociétés « échappent »
à la loi, 12 d’entre elles en raison de leur statut de holding (société mère de
moins de 50 salariés et donc dépourvue de comité d’entreprise), 4 qui ne sont
pas de droit français et une qui compte moins de 5.000 employés. La moitié du
CAC40 n’est pas concerné alors que la loi s’est limitée aux très grandes
entreprises ! D’après Eric Loiselet, « sur les quarante entreprises
du CAC, dix se considèrent comme "hors périmètre d'application de la
loi"… parce que la société de tête du groupe est une holding comptant
moins de 50 salariés. Il s'agit d'Alcatel-Lucent, Axa, Carrefour, Legrand,
LVMH, Sanofi, Schneider, Technip et Unibail Rodamco. Une liste à laquelle il
convient d'ajouter Vallourec, qui a quitté le CAC 40 en juin 2014 »[17].
De même, le document officiel d’évaluation de la loi de sécurisation de l’emploi
indique que « pour les 113 sociétés françaises du SBF 120 (...), 36
d’entre elles soit un tiers ne sont pas soumises à l’obligation d’avoir un
comité d’entreprise, leur holding tête de groupe employant moins de 50
salariés, et bénéficient donc de la dérogation prévue par le texte »[18].
A contrario, je salue l’initiative de Michelin et de
Capgemini, qui ont appliqué la loi alors qu’elles n’étaient pas tenues de le
faire, du fait de cette disposition dérogatoire.
Il me semble indispensable, pour respecter l’esprit de la
loi, de lever l’exemption concernant les groupes dont la structure de tête n’a
pas de CE. Cette disposition était d’ailleurs prévue pour intégration dans la
négociation sur la qualité et l’efficacité du dialogue social qui a échoué en
janvier 2015 ; elle pourrait être reprise dans la future loi Rebsamen. C’est
ce qu’a confirmé le ministre lors de sa conclusion à la Conférence sociale
thématique du 3 avril 2015, centrée sur le bilan de la loi de sécurisation de
l’emploi : « Comme elle ne figure pas dans votre programme, je
voudrais vous dire un mot sur la participation des salariés dans les conseils
d’administration. Les résultats sont décevants puisque la condition de présence
d’un comité d’entreprise exclut manifestement trop de holding. Je pense que
nous pouvons avancer au niveau législatif sur ce sujet dans une loi portant sur
le dialogue social et je m’y emploierai. Car la force du dialogue social, c’est
aussi de faire participer les salariés à la stratégie de l’entreprise. Nos amis
allemands montrent à quel point ce peut être bénéfique pour la compétitivité de
l’entreprise »[19].
En renforçant la présence des administrateurs salariés, la
France fait œuvre d’innovation mais elle se rapproche aussi du mode de
gouvernance majoritaire au sein de l’Union européenne. En effet, 18 pays parmi
les 28 de l'UE sont concernés par une législation imposant la présence
d’administrateurs salariés dans les organes de gouvernance, dont 14 avec un
modèle plutôt abouti, en ce sens qu'il concerne les sociétés privées et pas
seulement les entreprises publiques. En Allemagne, un premier seuil se situe à
500 salariés (il détermine la proportion d'administrateurs salariés à 1/3),
suivi d'un seuil de 2.000 salariés (la moitié des administrateurs sont des
salariés, le président du conseil de surveillance ayant voix prépondérante en
cas de partage). Dans les pays scandinaves, le seuil de déclenchement est
beaucoup plus bas (25 salariés en Suède, 30 en Norvège, 35 au Danemark et 150
en Finlande). « Le seuil retenu à l'échelle de la France d'au moins 5.000
salariés est de loin le plus haut d'Europe puisqu'à ce jour le seuil le plus
élevé se situe à 1.000 salariés pour les entreprises privées du Luxembourg et
les entreprises publiques espagnoles, » indique Aline Conchon[20].
Après une période de « rodage » de quelques années avec les
paramètres actuels, il me semble nécessaire d’abaisser les seuils de
déclenchement pour la France, afin que la mesure y soit moins confinée à un
très petit nombre d’entreprises.
Cette mesure dispose d’un fort soutien public : une
très large majorité de Français (83%) pensent « utile que les salariés soient
représentés dans les conseils d’administration des entreprises »[21].
Elle est également soutenue par ceux qui sont concernés au premier chef, les
actionnaires : d’après l’enquête du baromètre Capitalcom auprès de 6.600
actionnaires individuels menée en janvier 2013, 62% d’entre eux sont favorables
à la représentation des salariés au Conseil.
Mais paradoxalement, cette nouvelle disposition en France
cantonne les administrateurs salariés aux très grandes entreprises, celles qui
sont tournées vers le grand large et pour lesquelles l’injection d’un ou deux administrateurs
salariés français est certes bénéfique mais change difficilement la donne dans
un contexte très international. A l’inverse, c’est dans les ETI plus ancrées
sur le territoire que le dispositif serait le plus riche en innovation… mais
l’essentiel de ces entreprises n’entrent pas dans les critères d’effectifs
prévus par la loi.
On peut espérer que certaines entreprises plus audacieuses
que d’autres, ou plus confiantes dans leur capacité à conduire une gouvernance
et un dialogue social de qualité, auront à cœur d’aller plus loin en proposant
à leur assemblée générale de s’inscrire volontairement dans le cadre légal tout
en retenant un nombre d’administrateurs salariés plus significatif que celui
prescrit par la loi. Elles pourront ainsi procéder à une vraie évaluation après
un mandat et décider alors de poursuivre ou de rejoindre le cadre légal plus
modeste. Nous disposons d’une base de départ conséquente puisqu’au-delà des
seuls groupes du CAC 40 et d’après l'IFA, près de 20 % des entreprises cotées
comptent au moins un administrateur salarié dans leur conseil d'administration.
Il semble qu’un nombre significatif d’entreprises ont effectué la démarche de
s’inscrire dans le dispositif sans y être contraintes par la loi[22].
Cependant, elles l’ont fait dans une grande discrétion, ce qui est tout à leur
honneur mais ne crée pas les conditions d’un effet d’entraînement.
Il serait utile d’encourager ces initiatives volontaires par
trois dispositifs.
- D’abord un label « gouvernance responsable » permettant de créer une émulation et de mettre en avant les bonnes pratiques de gouvernance et en particulier l’association des représentants des salariés à celle-ci.
- Ensuite, une mobilisation des acteurs de la RSE et de la gouvernance, des agences de notation et des analystes financiers, comme proposé par le Cahier de l’IFGE cité ci-dessus : « Pour apprécier la qualité du gouvernement d’une entreprise, les actionnaires et les analystes (gestionnaires de fonds, analystes financiers, conseils, médias, etc.) doivent intégrer dans leurs outils d’évaluation, la cohérence entre l’importance attribuée au “capital humain” dans la création de valeur par l’entreprise et le niveau d’implication effective de salariés dans ses instances de gouvernement ».
- Enfin une incitation fiscale encourageant les entreprises (cotées ou non) à mettre en œuvre cette expérimentation pour la durée d’un mandat.
Conclusion
L’extension de la présence des représentants des salariés au
sein des Conseils crée
les conditions d’un triple progrès pour les acteurs de
l’entreprise : donner une nouvelle chance au dialogue social, trouver
ensemble de nouveaux équilibres de gouvernance et donner chair au concept de
responsabilité sociale. Peu de projets d’entreprise peuvent afficher autant
d’apports. Les six opportunités que nous avons examinées ont un point commun :
elles ne vont pas de soi ; elles doivent être semées et cultivées pour
permettre la récolte.
Managers, dirigeants, syndicalistes, salariés,
administrateurs: le jeu des relations et des interactions en entreprise est à
reconstruire en instillant le dialogue et la confiance… là où il n’y en n’a pas
assez. Cela nécessite de la part des dirigeants, des DRH
et des partenaires sociaux, une vision stratégique du dialogue social et de la
gouvernance.
Martin RICHER,
consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management
& RSE
Pour aller plus loin :
Cet article synthétise et prolonge une série de 3 articles que j’avais publiés
dans Metis à l’occasion de mes rencontres avec les dirigeants et partenaires
sociaux lors la négociation de l’accord national interprofessionnel de janvier
2013 et de l’élaboration de la loi de sécurisation de l’emploi :
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[1] On
l’aura compris, le terme d’administrateur extérieur me semble plus judicieux
que celui d’administrateur indépendant.
[2] Morgan Mc Call, Robert W. Eichinger
and Michael M. Lombardo « The Career Architect Development Planner », 1996
[3] « Les
administrateurs salariés : une dynamique positive », rapport présenté par le
groupe de travail IFA sur les administrateurs salariés, présidé par
Jacques-Etienne de T’Serclaès, 6 février 2014
[4] Daniel
Lebègue, président de l’IFA, « L'administrateur salarié : une voix utile pour
une meilleure gouvernance », Novethic, 28 janvier 2013
[5] « La
présence d’administrateurs salariés au conseil d’administration ; Cahier II -
Résumé et outils d’évaluation de bonnes pratiques concernant l’administrateur
salarié », Cahier de l’IFGE (Institut Français de Gouvernement des
Entreprises), février 2005
[6] IFA, «
Les administrateurs salariés : une dynamique positive », 6 février 2014
[7] « Dialogue
social : l’âge de raison », rapport de l’Institut de l’Entreprise, mars
2013
[8] Antoine
Frérot, « Les Echos », 15 décembre 2014
[9]
Interview d’Alain Champigneux, ancien administrateur salarié de Renault, « Les
Echos », 21 février 2014
[10] « L'IFA
présente ses recommandations sur le rôle des administrateurs dans le champ de
la RSE », 1er avril 2014
[11] TM
Partenaires, « L’Administrateur Salarié ; Premier bilan après la loi de 2013 »,
2ème trimestre 2014
[12] Pierre
Alanche est l’auteur de « Renault côté cour ; un salarié au conseil
d’administration », Les éditions de l’atelier, 2007
[13] Marc
Mousli, « Les salariés et la gestion de l'entreprise », Alternatives
Economiques n° 307, novembre 2011
[14] IFA, «
Administrateurs salariés : un atout pour la gouvernance des entreprises
françaises », février 2006
[15] Jean-Louis
Beffa et Christophe Clerc, « Les chances d’une codétermination à la française
», op. cit.
[16] « La
présence d’administrateurs salariés au conseil d’administration ; Cahier I -
Arguments et propositions », Cahier de l’IFGE (Institut Français de
Gouvernement des Entreprises), février 2005
[17] Eric
Loiselet, « Administrateurs salariés : le CAC 40 doit respecter la loi ! »,
Alternatives Economiques n° 337, juillet 2014
[18] Ministère
du Travail, « Document préparatoire à la Conférence sociale thématique du 3
avril 2015 : Bilan de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 »
[19] Conférence
sociale thématique du 3 avril 2015 - Bilan de la loi de sécurisation de
l’emploi du 14 juin 2013 - Discours de conclusion du Ministre
[20] Voir
mon entretien avec Aline Conchon dans Metis cité plus haut
[21] 4ème
baromètre de la confiance en politique, Cevipof et OpinionWay, décembre 2012
[22] C’est
ainsi que 11% des administrateurs salariés qui ont répondu à l’enquête sur les
administrateurs salariés présentée lors des Premières Assises des
administrateurs salariés (mars 2015) déclarent que leur entreprise a volontairement
opté pour le dispositif. Neuf ans auparavant, l’enquête de l’IFA auprès des
administrateurs (« Administrateurs salariés : atout de gouvernance ? », Rapport
de l’IFA, février 2006) relevait que « malgré le poids indiscutable du
législateur sur la création des postes d’administrateurs salariés, une minorité
d’entreprises affiche toutefois une volonté d’intégrer les salariés aux débats
du conseil, en dehors de toute pression réglementaire. Ainsi, 18% des personnes
interrogées indiquent avoir procédé à une modification volontaire des statuts
de l’entreprise ».
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