mardi 28 avril 2015

Administrateurs salariés : à la recherche des opportunités perdues



Dans la première partie de cet article (à lire en cliquant ici : « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère »), nous avons abordé les trois premières opportunités apportées par l’extension de la présence des représentants des salariés au Conseil :

  • accroître la diversité des profils au sein du Conseil ;
  • élargir le champ d’intervention du Conseil et renouveler la gouvernance ;
  • évoluer vers des relations sociales plus constructives.

Dans cette seconde (et dernière) partie, nous poursuivons notre exploration en examinant les trois autres opportunités.

Construire des compétences sur la durée

Bien sûr, chacun s’attend à ce que la problématique de la nécessaire formation des administrateurs salariés soit posée. Certes, mais ce n’est pas la seule. Un autre besoin de formation tout aussi indispensable est celui des administrateurs extérieurs[1] vis-à-vis des contextes de travail. En effet, la mise à distance du travail est extrêmement préjudiciable à l’activité des Conseils, notamment dans leur dimension de prévention des risques, à tel point que le sociologue et historien Richard Sennett montre que l’occultation du travail par les dirigeants et la gouvernance moderne est l’un des facteurs de déclenchement de la crise de 2008 (voir dans Metis : « Travailler ensemble : ce que nous dit Richard Sennett »). La présence des administrateurs salariés au sein du collectif de délibération qu’est le Conseil, crée les conditions d’un transfert de compétences au profit des administrateurs extérieurs (et parfois des administrateurs dirigeants…) sur la question du travail.

Plus largement, j’ai souvent constaté, dans mes différents rôles de management, la véracité du « modèle 70/20/10 », selon lequel le développement des compétences et l’acquisition des connaissances s’effectuent à 70% par l’activité et l’expérience, 20% par les contacts et interactions avec les autres et 10% seulement par la formation formelle au sens propre. Ainsi, Morgan Mc Call, Robert W. Eichinger et Michael M. Lombardo (Center for Creative Leadership) ont montré que 90% de nos savoirs proviennent de l’apprentissage informel et non formel[2]. En s’inspirant de ce modèle, on peut dessiner un triangle dont chacune des pointes représente la typologie des administrateurs : extérieurs, dirigeants, salariés. Un bon président de Conseil est celui qui sait, par la circulation de la parole, par les échanges organisés pendant le Conseil mais aussi avant et après, ménager un bon transfert de compétences entre chacun de ces trois pôles. Ils se nourrissent mutuellement par l’expérience (70%) et par les interactions (20%).

Les administrateurs salariés tiennent systématiquement à le rappeler : ils sont administrateurs à part entière. Ils bénéficient d’une forte expérience de terrain. Ils sont cadres (à 65%) et expérimentés (ancienneté moyenne de 25 ans). Mais ils doivent acquérir les compétences d’administrateurs. C’est pourquoi l’article L.225-30-2 du Code de commerce prévoit que les administrateurs salariés recevront « une formation adaptée à l’exercice de leur mandat, à la charge de la société ». Malgré cela, 30% des administrateurs salariés admettent n’avoir pas reçu de formation spécifique pour exercer leur rôle. Pourtant, seuls 27% d’entre eux estiment avoir les compétences essentielles pour exercer leur mandat… Tirant les leçons de ce vide, le projet de loi « relatif au dialogue social et au soutien à l’activité des salariés » (dite ‘loi Rebsamen’) présenté en Conseil des ministres ce 22 avril, en vue d’une adoption par le Parlement durant l’été, crée un plancher minimal de 20 heures de formation par an pour les administrateurs salariés (article 7). Cette approche montre bien qu’il s’agit d’un effort de formation continu, tout au long de la durée du mandat.

Les solutions et les offres de formation existent et plusieurs administrateurs salariés avec qui j’ai eu l’occasion de m’entretenir ont souligné la qualité du module CAS (certificat d'administrateur de sociétés) construit par Sciences-Po et l’IFA (Institut français des administrateurs). Les formations suivies par les administrateurs salariés ont été financées à 76% par les entreprises et à 19% par les syndicats.

Au-delà de la formation initiale stricto-sensu, il faut concevoir un parcours d’intégration et de formation "tout au long du mandat", qui doit correspondre au profil très variable des administrateurs salariés et à leur implication éventuelle dans un ou plusieurs comités du Conseil. Les besoins en formation des administrateurs salariés ne devraient pas être abordés et traités seulement en début de mandat. Ils devraient faire partie des débats à l’occasion d’une bonne pratique qui se développe : l’auto-évaluation du Conseil. Parce que le mandat d’administrateur salarié est davantage une question de posture (capacité à s’affirmer) et de positionnement (agir en fonction de l’intérêt social) que de connaissances techniques, la compétence s’acquiert et se développe « en marchant ». Il est d’autant plus important que ces administrateurs puissent se rencontrer pour échanger, se conforter, améliorer leurs pratiques : c’est l’objet des cercles d’administrateurs salariés, qui ont été créés au sein des organisations syndicales et, de façon plus œcuménique, au sein de l’IFA.

En termes de temps dégagé pour exercer leur mandat, les administrateurs salariés disposent d’un crédit d’heures d’en moyenne 54 heures par mois, ce qui peut paraître satisfaisant mais cette moyenne cache de grandes disparités. Ainsi 16% d’entre eux disposent de moins de 10 heures et 27% de 10 à 20 heures. Les réunions préparatoires avec le Président, le secrétaire du Conseil ou entre administrateurs salariés sont peu fréquentes.

L’une des 12 recommandations formulées par l’IFA[3] : « Une attention particulière doit être portée à l’évolution du poste et de la carrière des administrateurs salariés ». Nous en sommes loin aujourd’hui : en effet, à une très forte majorité (76%), les administrateurs salariés considèrent que la prise en compte de leur mandat dans leur parcours professionnel ne fait pas l’objet d’une attention suffisante de la part de leur entreprise. 43% d’entre eux considèrent qu’à la fin de leur mandat, ils seront renvoyés dans leur emploi d’origine sans promotion ; 37% ne savent pas et sont plutôt inquiets sur ce sujet ou partiront en retraite. Seuls 3% pensent qu’ils seront promus et 16% qu’ils bénéficieront d’une évolution vers une autre fonction tenant compte de leur expérience au conseil. Ce problème n’est pas nouveau : le rapport de l’IFA sur « Administrateurs salariés : atout de gouvernance ? » publié en février 2006, relevait déjà que « seules 6% des entreprises ont mis en place certaines modalités pour garantir le retour de l’administrateur salarié à des fonctions opérationnelles au sein de l’entreprise sans impact sur leur carrière » et ajoutait que « ces divers éléments peuvent aussi être à l’origine du faible nombre de candidatures observé chez les salariés pour accéder à ces postes ».

Parmi les 7 propositions formulées par le rapport de l’FA de 2006 cité ci-dessus, on trouve cette recommandation : « Faciliter les conditions dans lesquelles les administrateurs salariés sont nommés, exercent leur mandat puis le quittent en leur donnant les moyens nécessaires pour contribuer en toute indépendance aux travaux du conseil et définir les moyens minimaux d’une bonne pratique : impression des professions de foi lors de la campagne et accès à un medium de communication, aménagement du temps de travail, charte de l’administrateur, facilitation de l’accès à l’information sur la fonction et sur la société, formation, accès à un secrétariat, accès aux voyages d’étude, vademecum de l’administrateur salarié … »

Beaucoup d’entreprises n’ont pas perçu que les administrateurs salariés apportent des compétences précieuses pour le conseil : en tant qu’ancien représentant du personnel (pour la plupart d’entre eux), ils connaissent les processus de travail, ils ont développé une capacité à penser par soi-même, à affirmer leurs convictions tout en recherchant les compromis. Comme le disait Daniel Lebègue, à l’époque président de l’IFA, « le plus souvent, l'administrateur salarié est éclairé, engagé et soucieux de l'avenir à long terme de son entreprise »[4]. Au travers de mes discussions avec des administrateurs (salariés et non), je suis frappé de constater leur capacité à mettre en place des jeux d’alliances très diversifiés : les administrateurs salariés tissent des alliances avec le management pour faire valoir les impératifs du long terme face aux administrateurs extérieurs ; avec les extérieurs pour mettre le management face à ses responsabilités dans le cas d’un dysfonctionnement managérial, etc.

Après leur mandat d’administrateurs, ces compétences se sont affermies et élargies. C’est un véritable gâchis humain que de ne pas chercher à les utiliser au mieux de leur potentiel, dans une nouvelle phase de leur activité professionnelle.

De mon point de vue, les entreprises ont raison de chercher à éviter des mandats trop exclusifs ou trop longs, de façon à prévenir une déconnexion avec le quotidien de l’entreprise et les processus de travail, dont la proximité fait la force des administrateurs salariés. Mais en contrepartie, elles doivent s’affûter dans leur capacité à mieux gérer la carrière professionnelle de ces administrateurs. Sur ce plan les DRH doivent prendre la main. Ils doivent montrer, par la qualité de l’accompagnement procuré aux administrateurs salariés après leur mandat, que cette fonction est valorisée par l’entreprise. C’est ainsi qu’ils sauront susciter, au sein des organisations syndicales et des collectifs de travail, des candidatures de qualité. Parmi les critères permettant d’évaluer si la participation d’administrateurs salariés au Conseil est correctement gérée par l’entreprise, l’IFGE propose celui-ci, auquel je souscris entièrement : « Une procédure de réintégration dans ses fonctions a été mise en place à l’issue de son mandat, [ce qui] permet d’évaluer si l’entreprise considère le poste d’administrateur salarié comme un “bâton de maréchal” ou comme un moment dans le déroulement de la carrière d’un salarié. On peut ainsi préjuger de la façon dont l’entreprise prend au sérieux la participation au gouvernement de l’un de ses salariés »[5].

De leur côté, les syndicats doivent également faire un effort en matière de GRH, en évitant de réserver cette fonction à leurs militants proches de la retraite. Certes l’exercice du mandat d’un administrateur salarié est d’autant plus solide lorsqu’il se fonde sur une longue expérience professionnelle et l’assurance que ses prises de position n’auront pas d’incidences négatives sur une carrière qui se situe pour l’essentiel derrière lui. Mais à l’inverse, les administrateurs salariés contribuent le plus efficacement au Conseil par leur capacité de « contrôle critique », dont je rappelle qu’elle constitue l’essence même du Conseil. Cette capacité est plus affûtée en début de carrière. J’ai pu échanger récemment avec un administrateur salarié d’une des plus grandes sociétés du CAC 40, qui se trouvait être de 20 ans le plus jeune du CA, mais indiquait aussi n’avoir pas pu bénéficier de l’expérience de son prédécesseur car celui-ci était parti en retraite le dernier jour de son mandat…

Les actionnaires étant sensibles à la qualité de la gouvernance, je suggère que les entreprises aient à cœur d’indiquer dans leur rapport annuel et à l’AG des actionnaires la politique mise en œuvre pour soutenir les administrateurs salariés dans leur mandat : moyens en formation, crédit d’heures, parcours professionnel.

Envoyer un signal de confiance aux salariés

L’IFA a justement fait remarquer que la présence de l’administrateur salarié « est une opportunité pour améliorer le système de relations sociales et d'implication des salariés »[6]. C’est aussi un moyen de faire progresser la RSE au travers de la reconnaissance d’un intérêt social dépassant l’intérêt des seuls actionnaires. Cette notion d’intérêt social appelle une gouvernance partenariale, adossée à la théorie des parties prenantes et dans la mouvance du développement durable, qui préconise que les intérêts des salariés, des clients et de la société civile soient pris en compte (voir « RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ? »). Comme le relève l’Institut de l’Entreprise dans son rapport sur le dialogue social, « avec la présence d’un ou de deux représentants des salariés, avec voix délibérative, au conseil d’administration, celui-ci, compte tenu de la présence d’administrateurs indépendants, en vient donc à représenter l’ensemble des parties prenantes, et non plus les seuls apporteurs de capitaux. C’est un changement considérable, qui rapproche notre système institutionnel de celui que l’on trouve, notamment, en Allemagne. Et l’on relèvera qu’il a été non pas imposé au MEDEF par les pouvoirs publics, mais qu’il résulte d’un choix délibéré »[7].

Il faut rappeler que le Conseil est garant de l’intérêt social de l’entreprise, c’est-à-dire de l’intérêt de l’entreprise comme entité distincte de la société de capitaux. Les avancées de la RSE font évoluer les rôles : en tant qu’apporteurs de travail, il est légitime que les salariés soient représentés au Conseil au même titre que les apporteurs de capitaux. Les salariés ne sont pas une partie prenante comme une autre, mais une partie constituante. Leur avenir et celui de leur famille est davantage lié au destin de l’entreprise que celui des détenteurs de capitaux. Ainsi en cas de restructuration, l’actionnaire est protégé par la diversification de son portefeuille et de ses investissements. Par contraste, le salarié n’a pas toujours été suffisamment armé pour cultiver des compétences transférables dans une autre entreprise.

Mais surtout, les perspectives sont différentes. Les actionnaires – ou du moins une large partie d’entre eux – vont et viennent, à la recherche du placement le plus lucratif. C’est ainsi que la durée moyenne de détention d’une action à la bourse de New-York (NYSE) est tombée aujourd’hui à 22 secondes alors qu’elle était de cinq ans pendant plusieurs décennies. La bourse de Paris n’en est pas encore là mais la durée moyenne de détention des titres du CAC 40 n’est que de quatre mois. Par comparaison, un salarié du secteur privé en France (sans comptabiliser la stabilité des agents de l’Etat) reste dans une entreprise pour une durée moyenne 20 fois plus longue : 7 ans. La communauté de destin des entreprises se noue davantage avec les salariés qu’avec les actionnaires.

Plus largement, la représentation des salariés au Conseil apporte une réponse nécessaire (mais non suffisante) à la crise de confiance que connaît l’entreprise aux yeux des citoyens, mise en évidence par exemple par le baromètre du Cevipof (voir : « 2015, année RSE ? »). Je souscris sur ce point à l’avis d’un autre dirigeant avocat des administrateurs salariés, Antoine Frérot, PDG de Veolia : « Le Conseil d’administration doit représenter suffisamment les parties prenantes : actionnaires mais aussi salariés, clients, fournisseurs, prêteurs, élus représentant les territoires, ONG… La défiance des Français vis-à-vis des entreprises, notamment des plus grandes, vient du fait qu'ils ont la sensation que le succès des entreprises ne contribue pas à l'intérêt général et qu'il ne profite qu'aux actionnaires. Cela n'est pas exact et un meilleur équilibre entre parties prenantes permettrait de corriger cette sensation. Je me réjouis donc qu'il y ait deux salariés au conseil de Veolia. (...) Un conseil reflétant la pluralité des parties prenantes est certainement un gage d'efficacité et d'harmonie. Il importe de convaincre nos concitoyens que l'entreprise ne sert pas que les intérêts de quelques-uns mais ceux de toutes ses parties prenantes, et ce faisant, l'intérêt général »[8].

Ce sont d’ailleurs souvent les représentants des salariés au Conseil, qui prennent l’initiative de modifier les processus de façon à mieux intégrer l’ensemble des parties prenantes à l’intérêt social de l’entreprise. « C’est sous l’impulsion conjointe [des administrateurs salariés] que le conseil d’administration du groupe Renault a décidé d’intégrer dans les critères de la rémunération du PDG des critères extra-financiers (dits de RSE), en cohérence avec la stratégie de l’entreprise, » indiquait un ancien administrateur salarié[9]. Dans un récent rapport sur l’intégration de la RSE dans les travaux du Conseil, l’IFA a recommandé de « favoriser la réflexion visant à ce que des critères RSE soient utilisés dans le calcul de la part variable de la rémunération des dirigeants et participer à sa mise en œuvre »[10].

Le dispositif des administrateurs salariés est donc aussi un moyen d’accroître le cohésion du corps social de l’entreprise, en envoyant un signal clair aux salariés : votre voix est présente et entendue dans l’instance la plus stratégique de l’entreprise. Pour solidifier cette cohésion, des options fortes doivent être prises sur trois points :

1) Le mode de désignation des administrateurs salariés au Conseil. C’est l'assemblée générale qui choisit une modalité de désignation parmi les quatre proposées par la loi. « Les sociétés ayant modifié leurs statuts en 2013 et 2014 ont privilégié le mode de désignation par le comité d’entreprise, le comité de groupe et d’entreprise, et le comité d’entreprise européen, » nous apprend une étude de TM Partenaires[11]. Pourtant, le mode de l’élection semblait privilégié par les dispositifs antérieurs : sur les 122 administrateurs salariés qui ont répondu au questionnaire « Premiers résultats de l’enquête sur les administrateurs salariés », 75% étaient désignés par voie électorale. L’élection confère une meilleure légitimité que la désignation. Par ailleurs, « l’élection contribue à distendre le lien entre l’administrateur et l’organisation syndicale dont il provient : cela lui confère une certaine autonomie de décision et prévient du risque qu’il ne soit qu’un portevoix » (note de La Fabrique déjà citée).

De mon point de vue, la modalité de l’élection (mode de désignation recommandé par l’IFA) est à privilégier dans toutes les situations possibles. En effet elle tire les conclusions à la fois

  • de la nécessité pour les administrateurs salariés d’être soutenus par une légitimité forte, que leur confère le suffrage de leurs collègues ;
  • de la réforme de la représentativité issue de la loi d’août 2008, qui confie un rôle privilégié aux organisations représentatives et consolide la légitimité des acteurs engagés dans la négociation d’entreprise ;
  • de l’intérêt de faire connaître le rôle et les attributions des administrateurs salariés à l’ensemble des salariés, favorisé par une campagne électorale animée.

2) Les relations avec les représentants du personnel. Un administrateur salarié n’a pas une position facile. Il doit représenter l’intérêt social de l’entreprise, ce qui est différent de l’intérêt des salariés, mais en même temps, comme l’expliquait très justement Pierre Alanche dans le bilan qu’il a tiré de son expérience d’administrateur salarié chez Renault de 1997 à 2004, « c’est en restant syndicaliste que l’administrateur salarié peut être un bon administrateur, différent des autres »[12]. A 69% les administrateurs salariés ne souhaitent pas supprimer la règle leur interdisant de cumuler leur fonction au conseil avec une autre fonction représentative du personnel. Cette règle est une forte spécificité française et est pourtant bien acceptée. Cela montre que le changement de posture (représenter l’intérêt social et non les salariés) s’accompagne d’un changement de rôle. Mais à l’inverse, il faut éviter que l’administrateur salarié ne soit cantonné dans un « superbe isolement ». Il y a donc des processus et des rituels à inventer.

Par exemple, on peut imaginer que le Conseil prenne l’initiative d’organiser un séminaire annuel commun entre le CA (ou son comité Stratégie) et les élus du Comité de Groupe, Comité central d’entreprise ou Comité d’entreprise (ou sa commission économique) pour partager les enjeux et échanger sur la stratégie et ses conséquences économiques et sociales. Il s’agit bien, tout en respectant les spécificités de chacune des instances, de favoriser les échanges et la formation de diagnostics partagés. De même, on peut aussi se saisir de la navette entre CE et CA organisée par la loi de sécurisation de l’emploi (article 8) : « Chaque année, le comité d’entreprise est consulté sur les orientations stratégiques de l’entreprise, définies par l’organe chargé de l’administration ou de la surveillance de l’entreprise, et sur leurs conséquences sur l’activité, l’emploi, l’évolution des métiers et des compétences, l’organisation du travail, le recours à la sous-traitance, à l’intérim, à des contrats temporaires et à des stages. Le comité émet un avis sur ces orientations et peut proposer des orientations alternatives. Cet avis est transmis à l’organe chargé de l’administration ou de la surveillance de l’entreprise, qui formule une réponse argumentée. Le comité en reçoit communication et peut y répondre ».

3) La communication avec les salariés. Celle-ci doit bien entendu éviter les problèmes de confidentialité mais elle doit être riche et bidirectionnelle. C’est parce que l’administrateur salarié fait l’effort d’expliquer ses prises de position, ses choix et ses votes auprès des salariés que ces derniers auront le réflexe de lui communiquer les informations, avis et questions qui lui sont utiles dans l’exercice de son mandat. Or la communication entre les administrateurs salariés et les collaborateurs est aujourd’hui (sauf dans de brillants cas d’exception) relativement pauvre, même si, par exemple, 39% d’entre eux publient une lettre d’information spécifique ou une communication via un site internet. En effet, elle est étouffée par les craintes concernant la question de la confidentialité. « Vis-à-vis des salariés, les administrateurs salariés se trouvent dans une position délicate : ils doivent informer leurs mandants sur la situation économique de l'entreprise, tout en étant soumis à une obligation de réserve sur la teneur des débats du CA, » remarque Marc Mousli[13]

Ces craintes n’ont pas lieu d’être, comme l’indique l’étude de l’IFA : « En ce qui concerne la communication par les administrateurs salariés aux autres salariés, et les risques de perte de confidentialité nous pouvons souligner qu’il ne semble pas exister de risques là où le Président a fixé des règles ‘ad-hoc’ pour codifier ces éléments, notamment par l’intermédiaire du règlement intérieur du Conseil d’administration. Au final, seul un quart des administrateurs exécutifs et autres administrateurs déplore un risque d’altération des discussions stratégiques ce qui laisse une large part favorable à la contribution des administrateurs salariés aux débats du Conseil »[14]. Jean-Louis Beffa et Christophe Clerc soulignent également que ce problème de confidentialité est un leurre : le risque existe depuis 1946 (c’est depuis cette date que le secrétaire du Comité d’Entreprise peut assister – avec voix consultative – aux délibérations du CA) mais ne s’est que très exceptionnellement manifesté[15]. Ce jugement confirme celui des administrateurs salariés eux-mêmes : ils sont 79% à considérer que la confidentialité ne leur a que « rarement » (à 36%) ou « très rarement ou jamais » (43%) posé de problèmes.

La présence des administrateurs salariés doit être comprise comme une chance, une opportunité d’améliorer la cohésion. A contrario et comme l’indique un Cahier de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises, « il sera de plus en plus difficile de développer des discours sur l’esprit entrepreneurial, l’implication personnelle et la responsabilisation individuelle en excluant, par principe, les salariés de toute responsabilité dans le gouvernement des entreprises »[16].

Jouer le jeu d’une gouvernance partenariale

Comme nous l’avons vu plus haut, les seuils retenus par la loi (plus de 10.000 salariés dans le monde ou plus de 5.000 salariés en France) sont très élevés et restreignent le nombre d’entreprises éligibles. Ce nombre apparaît d’ailleurs comme très incertain. Il est estimé par La Fabrique de l’Industrie à 300... mais à une centaine seulement par Novethic. Le chiffre de 300 me semble surestimé. En effet, d’après les statistiques de la CNAMTS (chiffre 2009 sur 18 millions de salariés), il y a seulement 173 entreprises de plus de 5.000 salariés, employant au total 2,2 millions de salariés, soit 12,6% des effectifs.

Malgré cela, la stratégie de bon nombre d’entreprises s’est caractérisée par l’évitement. Au sein du CAC40, 17 sociétés « échappent » à la loi, 12 d’entre elles en raison de leur statut de holding (société mère de moins de 50 salariés et donc dépourvue de comité d’entreprise), 4 qui ne sont pas de droit français et une qui compte moins de 5.000 employés. La moitié du CAC40 n’est pas concerné alors que la loi s’est limitée aux très grandes entreprises ! D’après Eric Loiselet, « sur les quarante entreprises du CAC, dix se considèrent comme "hors périmètre d'application de la loi"… parce que la société de tête du groupe est une holding comptant moins de 50 salariés. Il s'agit d'Alcatel-Lucent, Axa, Carrefour, Legrand, LVMH, Sanofi, Schneider, Technip et Unibail Rodamco. Une liste à laquelle il convient d'ajouter Vallourec, qui a quitté le CAC 40 en juin 2014 »[17]. De même, le document officiel d’évaluation de la loi de sécurisation de l’emploi indique que « pour les 113 sociétés françaises du SBF 120 (...), 36 d’entre elles soit un tiers ne sont pas soumises à l’obligation d’avoir un comité d’entreprise, leur holding tête de groupe employant moins de 50 salariés, et bénéficient donc de la dérogation prévue par le texte »[18].

A contrario, je salue l’initiative de Michelin et de Capgemini, qui ont appliqué la loi alors qu’elles n’étaient pas tenues de le faire, du fait de cette disposition dérogatoire.

Il me semble indispensable, pour respecter l’esprit de la loi, de lever l’exemption concernant les groupes dont la structure de tête n’a pas de CE. Cette disposition était d’ailleurs prévue pour intégration dans la négociation sur la qualité et l’efficacité du dialogue social qui a échoué en janvier 2015 ; elle pourrait être reprise dans la future loi Rebsamen. C’est ce qu’a confirmé le ministre lors de sa conclusion à la Conférence sociale thématique du 3 avril 2015, centrée sur le bilan de la loi de sécurisation de l’emploi : « Comme elle ne figure pas dans votre programme, je voudrais vous dire un mot sur la participation des salariés dans les conseils d’administration. Les résultats sont décevants puisque la condition de présence d’un comité d’entreprise exclut manifestement trop de holding. Je pense que nous pouvons avancer au niveau législatif sur ce sujet dans une loi portant sur le dialogue social et je m’y emploierai. Car la force du dialogue social, c’est aussi de faire participer les salariés à la stratégie de l’entreprise. Nos amis allemands montrent à quel point ce peut être bénéfique pour la compétitivité de l’entreprise »[19].

En renforçant la présence des administrateurs salariés, la France fait œuvre d’innovation mais elle se rapproche aussi du mode de gouvernance majoritaire au sein de l’Union européenne. En effet, 18 pays parmi les 28 de l'UE sont concernés par une législation imposant la présence d’administrateurs salariés dans les organes de gouvernance, dont 14 avec un modèle plutôt abouti, en ce sens qu'il concerne les sociétés privées et pas seulement les entreprises publiques. En Allemagne, un premier seuil se situe à 500 salariés (il détermine la proportion d'administrateurs salariés à 1/3), suivi d'un seuil de 2.000 salariés (la moitié des administrateurs sont des salariés, le président du conseil de surveillance ayant voix prépondérante en cas de partage). Dans les pays scandinaves, le seuil de déclenchement est beaucoup plus bas (25 salariés en Suède, 30 en Norvège, 35 au Danemark et 150 en Finlande). « Le seuil retenu à l'échelle de la France d'au moins 5.000 salariés est de loin le plus haut d'Europe puisqu'à ce jour le seuil le plus élevé se situe à 1.000 salariés pour les entreprises privées du Luxembourg et les entreprises publiques espagnoles, » indique Aline Conchon[20]. Après une période de « rodage » de quelques années avec les paramètres actuels, il me semble nécessaire d’abaisser les seuils de déclenchement pour la France, afin que la mesure y soit moins confinée à un très petit nombre d’entreprises.

Cette mesure dispose d’un fort soutien public : une très large majorité de Français (83%) pensent « utile que les salariés soient représentés dans les conseils d’administration des entreprises »[21]. Elle est également soutenue par ceux qui sont concernés au premier chef, les actionnaires : d’après l’enquête du baromètre Capitalcom auprès de 6.600 actionnaires individuels menée en janvier 2013, 62% d’entre eux sont favorables à la représentation des salariés au Conseil.

Mais paradoxalement, cette nouvelle disposition en France cantonne les administrateurs salariés aux très grandes entreprises, celles qui sont tournées vers le grand large et pour lesquelles l’injection d’un ou deux administrateurs salariés français est certes bénéfique mais change difficilement la donne dans un contexte très international. A l’inverse, c’est dans les ETI plus ancrées sur le territoire que le dispositif serait le plus riche en innovation… mais l’essentiel de ces entreprises n’entrent pas dans les critères d’effectifs prévus par la loi.

On peut espérer que certaines entreprises plus audacieuses que d’autres, ou plus confiantes dans leur capacité à conduire une gouvernance et un dialogue social de qualité, auront à cœur d’aller plus loin en proposant à leur assemblée générale de s’inscrire volontairement dans le cadre légal tout en retenant un nombre d’administrateurs salariés plus significatif que celui prescrit par la loi. Elles pourront ainsi procéder à une vraie évaluation après un mandat et décider alors de poursuivre ou de rejoindre le cadre légal plus modeste. Nous disposons d’une base de départ conséquente puisqu’au-delà des seuls groupes du CAC 40 et d’après l'IFA, près de 20 % des entreprises cotées comptent au moins un administrateur salarié dans leur conseil d'administration. Il semble qu’un nombre significatif d’entreprises ont effectué la démarche de s’inscrire dans le dispositif sans y être contraintes par la loi[22]. Cependant, elles l’ont fait dans une grande discrétion, ce qui est tout à leur honneur mais ne crée pas les conditions d’un effet d’entraînement.

Il serait utile d’encourager ces initiatives volontaires par trois dispositifs.

  • D’abord un label « gouvernance responsable » permettant de créer une émulation et de mettre en avant les bonnes pratiques de gouvernance et en particulier l’association des représentants des salariés à celle-ci.
  • Ensuite, une mobilisation des acteurs de la RSE et de la gouvernance, des agences de notation et des analystes financiers, comme proposé par le Cahier de l’IFGE cité ci-dessus : « Pour apprécier la qualité du gouvernement d’une entreprise, les actionnaires et les analystes (gestionnaires de fonds, analystes financiers, conseils, médias, etc.) doivent intégrer dans leurs outils d’évaluation, la cohérence entre l’importance attribuée au “capital humain” dans la création de valeur par l’entreprise et le niveau d’implication effective de salariés dans ses instances de gouvernement ».
  • Enfin une incitation fiscale encourageant les entreprises (cotées ou non) à mettre en œuvre cette expérimentation pour la durée d’un mandat.


Conclusion

L’extension de la présence des représentants des salariés au sein des Conseils crée les conditions d’un triple progrès pour les acteurs de l’entreprise : donner une nouvelle chance au dialogue social, trouver ensemble de nouveaux équilibres de gouvernance et donner chair au concept de responsabilité sociale. Peu de projets d’entreprise peuvent afficher autant d’apports. Les six opportunités que nous avons examinées ont un point commun : elles ne vont pas de soi ; elles doivent être semées et cultivées pour permettre la récolte.


Managers, dirigeants, syndicalistes, salariés, administrateurs: le jeu des relations et des interactions en entreprise est à reconstruire en instillant le dialogue et la confiance… là où il n’y en n’a pas assez. Cela nécessite de la part des dirigeants, des DRH et des partenaires sociaux, une vision stratégique du dialogue social et de la gouvernance.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Pour aller plus loin : Cet article synthétise et prolonge une série de 3 articles que j’avais publiés dans Metis à l’occasion de mes rencontres avec les dirigeants et partenaires sociaux lors la négociation de l’accord national interprofessionnel de janvier 2013 et de l’élaboration de la loi de sécurisation de l’emploi :


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[1] On l’aura compris, le terme d’administrateur extérieur me semble plus judicieux que celui d’administrateur indépendant.
[2] Morgan Mc Call, Robert W. Eichinger and Michael M. Lombardo « The Career Architect Development Planner », 1996
[3] « Les administrateurs salariés : une dynamique positive », rapport présenté par le groupe de travail IFA sur les administrateurs salariés, présidé par Jacques-Etienne de T’Serclaès, 6 février 2014
[4] Daniel Lebègue, président de l’IFA, « L'administrateur salarié : une voix utile pour une meilleure gouvernance », Novethic, 28 janvier 2013
[5] « La présence d’administrateurs salariés au conseil d’administration ; Cahier II - Résumé et outils d’évaluation de bonnes pratiques concernant l’administrateur salarié », Cahier de l’IFGE (Institut Français de Gouvernement des Entreprises), février 2005
[6] IFA, « Les administrateurs salariés : une dynamique positive », 6 février 2014
[7] « Dialogue social : l’âge de raison », rapport de l’Institut de l’Entreprise, mars 2013
[8] Antoine Frérot, « Les Echos », 15 décembre 2014
[9] Interview d’Alain Champigneux, ancien administrateur salarié de Renault, « Les Echos », 21 février 2014
[10] « L'IFA présente ses recommandations sur le rôle des administrateurs dans le champ de la RSE », 1er avril 2014
[11] TM Partenaires, « L’Administrateur Salarié ; Premier bilan après la loi de 2013 », 2ème trimestre 2014
[12] Pierre Alanche est l’auteur de « Renault côté cour ; un salarié au conseil d’administration », Les éditions de l’atelier, 2007
[13] Marc Mousli, « Les salariés et la gestion de l'entreprise », Alternatives Economiques n° 307, novembre 2011
[14] IFA, « Administrateurs salariés : un atout pour la gouvernance des entreprises françaises », février 2006
[15] Jean-Louis Beffa et Christophe Clerc, « Les chances d’une codétermination à la française », op. cit.
[16] « La présence d’administrateurs salariés au conseil d’administration ; Cahier I - Arguments et propositions », Cahier de l’IFGE (Institut Français de Gouvernement des Entreprises), février 2005
[17] Eric Loiselet, « Administrateurs salariés : le CAC 40 doit respecter la loi ! », Alternatives Economiques n° 337, juillet 2014
[18] Ministère du Travail, « Document préparatoire à la Conférence sociale thématique du 3 avril 2015 : Bilan de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 »
[19] Conférence sociale thématique du 3 avril 2015 - Bilan de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 - Discours de conclusion du Ministre
[20] Voir mon entretien avec Aline Conchon dans Metis cité plus haut
[21] 4ème baromètre de la confiance en politique, Cevipof et OpinionWay, décembre 2012
[22] C’est ainsi que 11% des administrateurs salariés qui ont répondu à l’enquête sur les administrateurs salariés présentée lors des Premières Assises des administrateurs salariés (mars 2015) déclarent que leur entreprise a volontairement opté pour le dispositif. Neuf ans auparavant, l’enquête de l’IFA auprès des administrateurs (« Administrateurs salariés : atout de gouvernance ? », Rapport de l’IFA, février 2006) relevait que « malgré le poids indiscutable du législateur sur la création des postes d’administrateurs salariés, une minorité d’entreprises affiche toutefois une volonté d’intégrer les salariés aux débats du conseil, en dehors de toute pression réglementaire. Ainsi, 18% des personnes interrogées indiquent avoir procédé à une modification volontaire des statuts de l’entreprise ».

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