Parmi les idées reçues qui abondent sur l’emploi et le travail, l’une
des mieux installées veut nous faire croire que la France est incapable de
réformer son marché du travail. La seconde, qui en découle logiquement et
directement, affirme que les solutions pour régler le problème du chômage et du
sous-emploi sont simples : il suffit de lever les contraintes. Ces deux
idées sont fausses mais plus grave, elles font écran aux vraies solutions :
le renforcement des acteurs sociaux sur le terrain, à la façon de la
responsabilité sociétale (RSE).
La prétendue incapacité française à réformer son marché du travail s’est à nouveau bruyamment manifestée en ce début d’année, à l’occasion des discussions autour de la loi Macron et de l’échec de la négociation interprofessionnelle sur le dialogue social en entreprise. Cette opinion, fortement teintée d’idéologie, fait peu de cas des nombreuses réformes qui ont concerné ces dernières années, des dispositifs aussi importants que les retraites (1993, 2003, 2008, 2010, 2013) ou la formation professionnelle (2004, 2009, 2013). Bien sûr, on peut objecter que le caractère répété de ces réformes est la marque de leur manque d’ambition. Mais on peut aussi reconnaître la capacité des partenaires sociaux à s’accorder sur des réformes essentielles,
- durant le quinquennat de François Hollande, par exemple le renversement fondamental du mode de traitement des PSE (plans de sauvegarde de l’emploi) à la suite de l’ANI (accord national interprofessionnel) de janvier 2013 ;
- mais aussi durant le quinquennat précédent, par exemple la création des ruptures conventionnelles, qui ont radicalement modifié les modes de rupture du contrat de travail dans les entreprises à la suite de l’ANI de janvier 2008.
Cette prétendue incapacité française à réformer son marché du travail nécessite
donc une confrontation avec le réel. Celle-ci est aujourd’hui possible grâce à
un nouvel outil proposé par la Commission européenne. Celle-ci a rendu public
une base de données dénommée LABREF (pour LABour market REForm database), qui recense
les mesures qui ont un impact sur le marché du travail, prises par chacun des
28 Etats membres de l’Union.
Cet outil apporte une contribution utile au débat. Il est capable d’appréhender
la notion de réforme sous ses différentes manifestations : outre les actes
législatifs et réglementaires, il répertorie les accords collectifs et
tripartites lorsqu’ils affectent une proportion importante de salariés et
modifient le système. Il tient compte également de l’intensité des réformes
puisqu’il ne se contente pas de recenser une loi ou un accord mais il les
décompose en autant de mesures affectant les différentes composantes du marché
du travail. Il me semble donc assez représentatif de l’intensité des réformes
menées par les différents pays. Je vous invite d’ailleurs à vous rendre compte
par vous-même puisque cette base est désormais publique[1].
Quel est le constat qui s’impose lorsque, pour éliminer les effets de
conjoncture, on agrège les données sur longue période ? De 2000 à 2013, les
réformes du marché du travail apparaissent comme des réponses directement liées
à la crise, puisque (à l’exception de la Belgique) ce sont les pays d’Europe du
Sud, les plus fortement touchés par celle-ci, qui ont réformé le plus
intensément : 251 mesures en Espagne, 207 en Italie, 180 en Grèce et 178
au Portugal. C’est immédiatement après ces pays que l’on trouve la France, qui
se situe ainsi au 6ème rang parmi les 28 Etats membres, avec 155
mesures. Ainsi, la France a davantage réformé son marché du travail que la Grande-Bretagne,
l’Allemagne, les Pays-Bas ou les pays Nordiques.
Source: Commission européenne, LABREF |
Ce constat apporte un démenti aux apôtres du défaitisme et autres
déclinistes de tous poils et de toutes obédiences, qui affirment que le modèle
social français est condamné à s’écrouler sous son propre poids. Il invite à
réfléchir aux options qui se présentent pour poursuivre.
C’est ici que la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) apporte
une contribution fructueuse par l’approche qu’elle propose, qui repose sur la
confiance et le renforcement des acteurs. Cette approche s’applique aussi bien
à la méthode de la réforme qu’à son contenu.
1) En ce qui concerne la méthode, la RSE préconise de faire appel à la
co-construction, au diagnostic partagé, à l’intelligence collective, à l’expérimentation.
Elle propose une implication forte des parties prenantes. En cela, elle s’oppose
aux approches centralisées et verticales, qui prétendent gagner du temps en
court-circuitant les « corps intermédiaires » au risque de dresser
les parties prenantes contre le changement (ex : les expériences passées
sur le « smic-jeune », le « contrat première embauche »,
etc.)
2) En ce qui concerne le contenu, la RSE recherche d’abord une
amélioration des ressources des acteurs sociaux, dans une approche inclusive. Si
l’on retient l’exemple de l’assurance chômage, plutôt que de préconiser la
création au sein de Pôle emploi de ressources dédiées au contrôle des chômeurs (défiance),
une approche de responsabilité sociale veille à ce que ces ressources soient
suffisantes pour apporter aux chômeurs un accompagnement de proximité dans leur
recherche d’emploi et un soutien particulier vis-à-vis de ceux qui se seraient
démobilisés face aux obstacles. De même, plutôt que de chercher un raccourcissement
des durées d’indemnisation, une approche de responsabilité sociale se préoccupe
d’abord de l’acquisition de savoirs et de compétences par les demandeurs
d’emploi et de leur accès à la formation professionnelle.
C’est pourquoi il nous a semblé utile de mettre en évidence le
contraste entre les approches proposées. Dans ce but, Terra Nova a créé un
groupe de travail, que j’ai eu le plaisir de présider, pour formaliser les
approches proposées pour réformer plusieurs composantes du marché du travail,
par comparaison avec les préconisations de l’Institut Montaigne.
Au passage, ceci nous a permis de faire un sort à une collection d’autres
idées reçues, qui s’étalent dans les médias et reviennent en boucle comme une
musique d’ascenseur, lancinante et insipide :
- « le marché du travail en France manque de flexibilité » ;
- « en France, il est très coûteux d’effectuer des licenciements économiques » ;
- « en France, les licenciements sont judiciarisés » ;
- « en France, on travaille peu » ;
- « le SMIC est un obstacle à l’emploi des jeunes » ;
- etc…
Je vous invite à consulter le rapport de notre groupe de travail (lien
ci-dessous) et, pour les plus pressés d’entre vous, à aller directement au
thème qui vous intéresse :
Assurance chômage page
6
Réforme des retraites page 12
Loi de sécurisation de l’emploi page 15
Capacité de négociation des partenaires sociaux page 16
Durée du travail page
20
Salaire minimum et évolutions salariales page 22
Licenciements et rupture du contrat de travail page 28
Simplification du code du travail page
36
Emploi public page
39
La réforme doit éviter deux modes de conduite du changement voués à
l’échec : l’injonction et l’incantation. Avec le premier, le changement se
bloque ; avec le second, il s’enlise. Edgar Faure, ancien président du
Conseil, résumait le débat parlementaire au triptyque « liturgie, litanie,
léthargie ». Il considérait qu’il y a « trois façons de mener une réforme » :
premièrement, « l’annoncer puis la faire », mais il prévenait :
« c’est de l’anticipation mais aussi du suicide » ! Deuxième
possibilité, « l’annoncer mais mettre en œuvre tout autre chose ». Et
enfin sa méthode : « l’annoncer et changer souvent de portefeuille »…Toute ressemblance avec les hauts et les bas du changement dans les entreprises n’est
absolument pas fortuite…
La réforme mérite mieux. Elle mérite de mettre en œuvre les méthodes de
la RSE. Ces quelques mots de la philosophe Cynthia Fleury en dressent le cadre :
« Dans la démocratie adulte, on ne peut plus ‘imposer’ mais seulement
‘composer’ ; on ne peut plus diriger mais partager ; on ne peut plus
gouverner mais réformer. (...) Ce que découvre la démocratie adulte, c’est la
fécondité du renoncement : il ne s’agit pas de renoncer pour renoncer mais
au contraire de ré-équilibrer, de redistribuer, de faire un travail de
peaufinage que n’avait pas permis la démocratie naissante. »[2]
La réussite des réformes repose sur la qualité des institutions du pays qui les
met en œuvre, sur la loyauté de la démarche et des engagements respectifs, sur
la relation entre les parties prenantes.
Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
coordonnateur du pôle "Entreprise Travail & Emploi" de Terra Nova
Pour aller plus loin :
« Et si les (vraies) réformes étaient ailleurs ? Réponse à l'Institut Montaigne sur le marché du travail et l'emploi », Rapport Terra
Nova
Je remercie les membres de ce groupe de travail :
Luc PIERRON (rapporteur), Guillaume DUVAL, Caroline LE MOIGN, Florian MAYNERIS,
Antoine NESKO, Florent NOEL, Christian PELLET, Henri ROUILLEAULT, Sebastian
SCHULZE-MARMELING.
Sur ce blog, voir également : « 6 champs de progrès pour une employabilité socialement responsable »
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[1]
Les
mesures sont classées en neuf domaines: fiscalité du travail ; chômage ;
allocations chômage ; politiques d’activation de l’emploi ; protection de
l’emploi ; handicap et retraite anticipée ; négociation salariale ;
organisation du temps de travail ; immigration et mobilité. Accès à la base :
http://ec.europa.eu/economy_finance/indicators/economic_reforms/labref/
[2]
Cynthia Fleury, « Le Nouvel Economiste », 5 octobre 2005. Professeur à l’IEP, à
Polytechnique et à l‘American University of Paris, elle est l’auteur de « Les
Pathologies de la démocratie », LGDJ, 2009 et « La fin du courage »,
Fayard, 2010.
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