La diffusion des
outils numériques et du travail collaboratif transforme profondément le travail
et les entreprises. Le management ne sortira pas indemne de l’entrée dans cette
nouvelle ère. Les entreprises doivent s’y préparer. La feuille de route que je
propose passe par 6 étapes.
Un lundi de juin 1996, alors que les usages d’internet commençaient à peine à pénétrer à l’intérieur des murs des entreprises, je faisais partie des dirigeants du marketing international d’Oracle et je m’étonnais de trouver sur le bureau de la plupart de mes collègues au siège d’Oracle à Redwood Shores, là où s’ouvre la Silicon Valley, un gros livre bleu. Sur le bureau de jeunes marketers davantage réputés pour leur goût du surf plutôt que de la lecture, que faisait ce pavé de 556 pages écrites, qui plus est, par un sociologue d’origine espagnole formé en France (mais qui tout de même, enseignait à Berkeley) ? Je venais, avec mes collègues, de croiser « The Rise of the Network Society » de Manuel Castells[1]. Tout était là. Encore aujourd’hui, c’est une bonne base de prospective. Nous savions donc qu’internet allait changer le monde, mais aussi la façon dont les entreprises sont organisées et managées.
Près de vingt ans après, où en sommes-nous ? Une fois
n’est pas coutume, commençons par un jeu.
Quel est le second
site d’emploi en France, après celui de Pôle emploi ?
Réponse : Le Bon Coin. Le
travail serait-il une marchandise ?
Quelle est
l’entreprise mondiale qui compte le plus grand nombre de personnes travaillant
pour elle ?
Réponse : Facebook bien sûr,
qui fédère un milliard de personnes dans le monde, fournissant des données, des
« posts », des « like » et contribuant ainsi au produit vendu par Facebook à
ses clients annonceurs. Un travail hors de tout régime de subordination
monétaire…
Aux Etats-Unis, parmi
le Top10 des métiers en 2010 (par le nombre de recrutements), combien
existaient déjà en 2004 ?
Réponse : Aucun (enquête du
cabinet Wagepoint). Les mutations permanentes de l’emploi changent
nécessairement notre rapport au travail.
Déterminer l’avenir du management nécessite un détour par
l’avenir de l’entreprise, qui elle-même nécessite un autre détour par les
changements qui affectent le travail. Dans un récent article de Metis (« Les quatre R de l'entreprise 2.0. »), j’ai essayé de cerner les caractéristiques de l’entreprise 2.0, celle qui
résulte des transformations du travail et de la diffusion des outils
numériques. Je vous invite à lire cet article puisque je m’appuie sur ces
éléments pour envisager l’évolution du management à l’ère de l’économie
collaborative.
Le travail collaboratif change la donne des organisations
(fonctionnement en “entreprise étendue” et en favorisant la transversalité)
mais aussi du management, qui ne peut plus se permettre d’imposer mais doit
aider, soutenir, coacher, accompagner. De même, le management doit accueillir
avec bienveillance la forte demande de transparence : l’open-data pratiqué
à l’extérieur rehausse le niveau d’attentes à l’intérieur pour un accès plus
large à l’information, des discussions plus ouvertes sur la stratégie et les
projets, la publication plus systématique des données de gestion, de
rémunération, de résultats.
Qu’est-ce que le management ? Il en existe de très
nombreuses définitions. Voici celle que je me suis forgée au travers de mon
expérience de quelques décennies de pratique : le management est l’art et
la manière de transformer le travail en performance. Dans ces conditions, le
management est particulièrement interpellé par l’entreprise 2.0. En effet, la
valeur du travail humain ne réside plus dans la force physique, dans les processus
modélisables (donc réplicables) ou dans la simple restitution routinière de
connaissances : tous ces apports sont automatisables. La valeur du travail
humain réside désormais dans ses aspects émotionnels et relationnels : capacité
à faire preuve d’empathie, de sympathie et de créativité, à interpréter, à
prendre l’initiative, à s’adapter aux aléas, à produire de l’innovation, à
collaborer. Le travail devient la mise en scène de notre singularité.
En conséquence, le rôle du management est de construire un
environnement capacitant[2],
qui permet aux collaborateurs d’exprimer aux mieux leur potentiel, de déployer
les ressources de leur autonomie et de développer leur pouvoir d’agir. Lorsqu’il
y parvient, il procure aux collaborateurs un environnement de travail propice à
un haut niveau de performance individuelle et collective (voir : « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »).
Le management 2.0 se reconstruit sur la confiance
Le management est ce qui permet de changer les
comportements… bien plus sûrement que la technologie, qui ne fait que procurer
le soubassement des mutations. C’est ce que relève Bertrand Duperrin au fil de ses chroniques, qui passent en revue les différentes facettes du déploiement
des technologies dans les entreprises. Un exemple récent sur le « social
business » : « Derrière les cas les plus significatifs il y a
une réalité managériale avant l’adoption de la technologie. On cite des
entreprises comme Morning Star ou Gore comme des modèles d’organisations
responsabilisantes, décentralisées, avec des salariés ‘empowerés’, un fort
niveau d’autonomie et de délégation etc. Où est la technologie là-dedans ?
Nulle part. Il y a un modèle managérial et une culture d’entreprise »[3].
Le management 2.0 n’est plus tout à fait le même. En effet,
le management basé sur le contrôle a largement subi les effets de l’automatisation
- par les ERP comme SAP, Oracle ou leurs successeurs issus du "cloud computing" ;
- par les capteurs qui jalonnent les mouvements des objets et des personnes ;
- par la Business Intelligence qui permet, grâce à des systèmes algorithmiques complexes et à l’intelligence artificielle, d’extraire des tactiques, des règles et des innovations de la masse considérable de données (big data) collationnée tout au long des process de fabrication et des interactions avec les clients.
Le terme de management ne désigne plus ces processus
standardisés mais la mise en action du travail collaboratif, qui lui, n’est
plus régulé par le contrôle mais par son contraire, la confiance. En effet,
c’est la confiance qui organise et met en musique le travail collectif. L'implication
de chacun des collaborateurs est d’intensité, de durée et de périmètre
variables. On travaille à plusieurs, des quatre coins du monde avec le souci de
coordination plus que de management. Les contributeurs sont d’origines
diverses, culturelles, linguistiques, géographiques, fonctionnelles. Ce sont
les moyens et l’engagement individuel qui comptent et non pas les processus (de
décision, de production, de gestion, de capitalisation).
L’individualisation et le numérique se conjuguent et accélèrent
radicalement l’éclatement du travail traditionnel : les salariés apportent leur
smartphone, tablette ou ordinateur portable dans l’entreprise (BYOD[4])
mais aussi leurs réseaux de connaissances professionnelles et d’affinités
personnelles qui s’entremêlent, leurs passions et hobbies qui se conjuguent au
travail collectif, leurs talents et créativité qui doivent fonctionner ensemble
à l’ère de l’innovation permanente. Ils refusent de se laisser enfermer ou
contraindre dans des « réseaux sociaux d’entreprise » (qu’ils jugent
fermés) ou dans des relations hiérarchiques (qu’ils estiment rigides et
inappropriées). Ils tiennent à être considérés (et évalués !) comme des
personnes uniques, riches de leur individualité, de leur singularité. La GRH
(gestion des relations humaines) doit trouver l’équilibre entre
l’hyperpersonnalisation et le risque de créer des inégalités flagrantes au sein
du personnel.
Le management 2.0 est soucieux du potentiel humain des
collaborateurs, de leur intelligence et de leur singularité. Il serait donc contre-productif
de leur demander d’oublier ces atouts pour se conformer aux « process
corporate » (que faut-il faire ?) ou à la « culture
d’entreprise » (comment le faire ?). De même, il est attentif à
l’individu dans toutes ses dimensions car la porosité entre vie professionnelle
et vie personnelle continue à s’accroitre avec la confusion des temps et des
lieux du travail.
De leur côté, les collaborateurs cherchent leur épanouissement
dans et/ou à côté du travail, ménagent un enchevêtrement des différentes
activités qui les définissent (professionnelles ou personnelles ;
rémunérées ou non), créant une disjonction accrue entre le travail qui rémunère
et l'activité qui épanouit. Cette disjonction, dissimulée par l’unicité du
terme ‘travail’, est mise en lumière par la langue anglaise, qui utilise les
mots de ‘work’ et de ‘job’. Dans la Silicon Valley, un terme prospère, celui de
‘weisure’, qui ressort de la collision entre ‘work’ (travail) et ‘leisure’ (loisirs).
Après trois siècles de travail exploité, apparaîtrait enfin l’ère d’un travail
plaisir… mais comment croire que l’aliénation n’aurait pas, tout simplement,
changé de costume ?
Le rôle du management est de mettre à disposition un
environnement capacitant, qui permet aux collaborateurs d’exprimer leurs
talents, de progresser continuellement dans leurs pratiques professionnelles
(entreprise apprenante) et finalement de se doter de ce « capital
relationnel et humain » qui détermine leur employabilité (voir « 6 champs de progrès pour une employabilité socialement responsable »).
C’est là que l’entreprise 2.0 construit son attractivité: offrir un
environnement de travail qui accompagne la progression. Les collaborateurs
construisent leur parcours professionnel non pas au sein d’une entreprise mais
en relation avec plusieurs d’entre elles, en utilisant toutes les enveloppes
juridiques possibles : stages, collaborations ponctuelles, emplois,
co-traitance, prestations, etc. Les possibilités d’acquisition de compétences,
le choix des collègues avec lesquels on aura l’opportunité de travailler et la
qualité des conditions de travail comptent largement autant que la
rémunération.
Une
autre vision possible des impacts du numérique porte au contraire l’attention
sur la négation de la confiance. Le web 1.0 correspondait à l'accès à des
informations en ligne. Le web 2.0 correspondait au web collaboratif. Internet
3.0 fournit les fondations de l’interactivité des objets connectés. C’est l’ère
de l’internet des objets (IoT : Internet of Things), qui procure des
moyens efficaces de réguler et tendre les chaînes d’approvisionnement, de
suivre le cheminement des livraisons, de déclencher automatiquement les
réassorts, d'améliorer l'expérience client sur le point de vente, etc. Mais
cela ne va pas sans risques.
Un
premier risque réside dans la maîtrise totalisante des individus par les
organismes ou les entreprises qui contrôlent les données. Evgeny
Morozov décrypte ainsi la stratégie de Google : « elle consiste à
agréger des données provenant d’une multitude de sources (voiture sans
conducteur, lunettes connectées, courrier électronique) et à faire dépendre
l’efficacité du système de son ubiquité : pour en tirer le meilleur parti,
nous devrions laisser ses services emplir, tel un gaz, les moindres recoins de
notre quotidien »[5].
Un second risque réside dans les capacités de contrôle des
collaborateurs, plus ubiquitaires mais plus intrusives que feu le principe de
subordination. Les collaborateurs sont reliés en permanence au réseau par un
bracelet électronique contenant toutes leurs données (identité, santé, banque,
droits d’accès aux projets ...), des capteurs ou des lunettes connectées avec
réalité augmentée. Les capteurs mesurent en permanence leur état de santé mais
aussi le nombre de pas effectués (optimisation du déplacement d’un salarié du
picking dans un entrepôt), le nombre de pages internet consultées, etc. Philippe
Loiret, en charge de la stratégie technologique chez Orange, estime que l’on va
vers 50 à 80 capteurs par personne[6].
Le web 4.0 verra bientôt l’avènement d’un homme connecté – grâce à une puce
RFID sur ou sous la peau – lui permettant d'agir simplement par la pensée et
par la voix. Une vision riche de potentiel mais aussi de dangers…
Combinée à ces technologies, l’accélération de la transition
de la condition salariale (droit du travail) à la relation contractuelle (droit
commercial) autorise et suscite de nouveaux modes de contrôle mobilisant des outils
de miniaturisation et de géolocalisation : les salariés sont tracés et
leurs activités mesurées en permanence et à distance, régulées par des capteurs-émetteurs.
L’avenir numérique du travail n’est pas toujours rose : il est à la fois
un facteur de liberté potentielle et au contraire un moyen de contrôle
resserré. « Les enjeux liés aux données
pourraient redoubler face au développement des interfaces sensorielles et à la
sophistication des interfaces homme-machine ou cerveau-machine. Si la plupart
de ces outils sont encore en phase de recherche et développement, précise
Daniel Ratier de la Direction générale du Travail, certains sont déjà intégrés
aux entreprises, avec des effets parfois assez négatifs observés (voice
picking), où l’humain devient le maillon d’une chaîne robotisée »[7]. Un signe avant-coureur
significatif : avec la montée des nouvelles technologies dans
l'entreprise, près de 15% des plaintes que reçoit la Commission Nationale de
l'Informatique et des Libertés (CNIL) concernent des problèmes au travail.
Le management 2.0 refonde le travail collectif
Ces dérives éventuelles interpellent la possibilité même
d’un travail collectif. « L’éloignement des salariés des murs de
l’entreprise et l’avènement des smartphones pour tous, permettant d’être
géolocalisés, voire contrôlés, ont [imposé une réaction pour] lutter contre une
forme très forte d’individualisation, d’atomisation des lieux de travail et
d’éclatement des collectifs, » explique Hervé Garnier, secrétaire national
de la CFDT, dans un exercice de prospective[8]. C’est l’ère du management ubiquitaire, qui s’affranchit
de l’unité de lieu et de temps.
L’avenir du travail, tel que le
préfigure la digitalisation, est en effet celui du « chacun pour
soi », un monde dans lequel chacun devient « l’entrepreneur de
soi-même », « le marketer de ses compétences » et par extension
une marchandise à vendre au plus offrant. Paradoxalement, la société de
l’hyper-connexion façonne un nouvel individualisme dont la quintessence est
Facebook, grand collecteur des narcissismes globalisés, des nombrilismes
numérisés, des états d’âme des « nouveaux Bovary »[9]. De l’individu-roi, vu par
le sociologue, au tout-à-l’ego, vu par l’humoriste… émoi et moi !
Le management 2.0 doit donc
s’atteler à refonder l’envie du collectif, les contours du projet commun (le
fameux ‘sens’), les rituels, des nouveaux facteurs de convivialité, les
conditions de la collaboration. Il y a sur ce dernier point, un chantier en
trois volets :
- ingénierie des dispositifs RH (ex : les systèmes d’évaluation ne peuvent rester à 90% constitués d’objectifs individuels et quantitatifs) ;
- relation managériale (ex : le management doit se voir reconnu dans son rôle d’organisation du travail collectif, avec les marges de manœuvre afférentes) ;
- valeurs et culture (ex : principes d’arbitrage).
Le terme « solidarité »
permet d’envisager l’ambiguïté des apports de la technologie. On dit de deux
pièces dont les mouvements sont liés qu’elles sont solidaires. Comme le fait
remarquer Pierre-Yves Gomez, « la
solidarité, qui suppose une intelligence du travail commun, s’est dégradée en
une simple dépendance technologique. (...) On peut travailler d’autant plus
seul que la technologie fait office de lien social. Il est intéressant de
constater le développement parallèle de multiples formations à la ‘cohésion
d’équipes’ et autres team building, psychotropes organisationnels censés aider
à renouer avec une solidarité qui ne s’inscrit plus dans le travail lui-même.[10] » Il faut donc, et c’est
le rôle du management 2.0, faire évoluer le sentiment d’appartenance, recréer une
dimension affinitaire, faire advenir les mutations de la sociabilité, du
sentiment d’affiliation.
Le management 2.0 doit donc
remettre la main sur le travail. C’est ainsi qu’il saura organiser la
transition de la gestion des compétences vers l’accomplissement des
personnalités ; de la gestion du capital humain vers le management du
potentiel humain. Le manager est celui qui sait repérer les difficultés dans la
progression des collaborateurs et leur proposer les situations apprenantes qui leur
permettront de passer ces caps. Attentif aux collaborateurs mais aussi aux
écosystèmes dans lesquels l’entreprise s’insère, il est aussi un connecteur, un
agent d’intermédiation qui met en relation les projets, les demandes clients,
les ressources humaines et technologiques pour y répondre.
Le management 2.0 transforme la conduite du changement
Transformer le changement : voilà qui paraît paradoxal.
Et pourtant, le management 2.0 doit absolument refonder les approches de la
conduite du changement. Celle-ci ne va pas de soi, y compris au sein des
organisations souples et réticulaires. L’accélération du changement crée de
l’inconfort, notamment parce que nos outils et nos organisations ne sont pas
propices à la fois à la productivité et l’adaptabilité : il est difficile
de créer les conditions de la meilleure efficacité quand le changement est
permanent.
Ainsi par exemple, l’un des défis du management 2.0 est de
favoriser le travail “en mode start-up” et de stimuler l’apprentissage
permanent et l’ “intrapreneuriat” : le salarié est un créateur de projet à
l’intérieur de l’organisation (voir : « L’intrapreneuriat : un levier de transformation managériale »).
Ronald Heifetz, professeur à Harvard, a théorisé la notion de « adaptative work
» (travail à géométrie variable) pour montrer que le travail ne passe plus par
des solutions prédéfinies mais par des processus de coopération / innovation.
La remise en cause du taylorisme va s’accentuer, d’autant
plus que les économies d’échelle n’existent plus dans l’économie 2.0[11].
Les impératifs d’agilité, de coopération et de sens dans le travail vont
pousser à des organisations fluides articulées entre des structures plus
petites, réactives et collaboratives.
L’organisation doit faciliter cette plasticité. Elle est évolutive
mais le travail lui-même devient multi-facettes. En effet, dans la réalisation
du travail de l’entreprise 2.0, chacun est tour à tour sous-traitant,
prestataire, investisseur, producteur, client, agent d’intermédiation, dans des
configurations souples et reconfigurées en permanence. Dès aujourd’hui,
l’interpénétration des statuts est visible lorsque nous effectuons nous-mêmes
le travail du banquier, de la caissière (self-service). La production planifiée
et le travail prescrit ont disparu pour les tâches à forte valeur ajoutée,
notamment celles qui se situent en amont (R&D, conception,
industrialisation) et en aval (commercialisation, SAV et recyclabilité) des
chaînes de valeur.
Les entreprises sont structurées par un jeu complexe de
règles. Certaines sont formelles, documentées ; d’autres implicites, non
écrites, mais au moins aussi importantes et résilientes que les premières. D’autres
tiennent à sa culture et aux valeurs qu’elle revendique. Ce jeu de règles
détermine les comportements et les modes de résolution des conflits. Or, la
conduite du changement continue à postuler une adoption spontanée par les collaborateurs,
qui portent seuls le poids de l’adaptation au changement sans que l’on touche
au système, au jeu de règles. Ce faisant ils se mettent en danger par rapport à
ceux – et ils sont nombreux – qui ne voient aucun intérêt au changement ou,
simplement, préfèrent rester dans la zone de confort qu’incarne le status quo.
Si l’on postule que l’entreprise 2.0 se caractérise par un rythme de changement
accéléré, la fragilisation des acteurs est un risque majeur en l’absence d’une
conduite du changement plus inclusive, participative et soucieuse des impacts
humains.
Le management 2.0 régule un lien élastique avec l’entreprise
Denis Pennel parle très justement « d’entreprises sans
travailleurs fixes et de travailleurs sans entreprise fixe »[12].
Il montre que lorsqu’ils existent, les supports juridiques du travail se
diversifient, qu’il s’agisse des statuts (salarié, intérim, autoentrepreneur,
portage salarial, franchise, groupements d’employeurs,…) ou des types de
contrats de travail (il en dénombre plus de 30 en Belgique, 46 en Italie,…).
Face à la persistance d’une croissance faible et d’un
chômage élevé, la plupart des pays ont fini par (re-)prendre le chemin du
partage du temps de travail. Si l’on souhaite travailler plus, mieux vaut
d’abord puiser dans le réservoir des salariés en chômage ou en sous-emploi
plutôt que d’encourager des heures supplémentaires pour ceux qui se débattent
déjà avec l’intensification et l’extension du travail. C’est ainsi que le temps
de travail a été réaménagé, non pas selon une approche hebdomadaire mais « tout
au long de la vie », en brisant la séquentialité linéaire héritée du taylorisme
:
Formation initiale → Entrée tardive et précarisée sur le
marché du travail → Travail excessivement pénible et pénalisant les équilibres
(personnels, familiaux, sociaux) entre 30 et 45 ans → Sortie prématurée et
douloureuse du marché du travail → Activation des droits à la retraite
A l’heure de la société de la connaissance, des nouveaux
équilibres sociétaux et familiaux, il faut davantage accompagner les
alternances et les chevauchements de ces temps d’apprentissage, de travail
salarié, de travail en indépendant, de découverte de la parentalité, de
repositionnement professionnel, de soin donné aux autres, de réalisation de
projets personnels, de passage « en douceur » vers la retraite. Il faut
permettre les transitions entre différents statuts (étudiant, salariat,
création d’entreprise, formation, chômage, intermittence…) mais aussi permettre
des cumuls d’évolution (reprise d’un travail à temps partiel tout en continuant
à percevoir des allocations chômage) et les passerelles entre les différents
mondes du travail (fonction publique, secteur privé, entrepreneuriat,
bénévolat). Le « compte personnel d’activité » apporte la structure qui permet
cette respiration des temps en alimentant des segments (compte personnel de
formation, compte épargne temps, etc.).
Le lien avec l’entreprise est à géométrie variable.
Le management 2.0 se professionnalise
Une étude menée par une équipe d'enseignants-chercheurs de
l'EM Lyon et de consultants d'Hommes & Performance auprès d'entreprises
françaises moyennes (plus de 250 collaborateurs) a montré que 56 % seulement
des entreprises interrogées disposent d'un référentiel formalisé de l'activité
managériale. Cela dénote un certain retard dans la maturité du management, encore
considéré comme dévolu aux meilleur « professionnel de l’équipe ». L’un
des effets de cette absence de référentiel est la pauvreté de la montée en
compétence proposée aux managers : beaucoup d’entreprises privilégient les
formations au développement personnel, sorte d'alibi pour compenser l'absence
de stratégie managériale.
Dans l’entreprise 2.0, le management devient un vrai métier
et doit s’outiller en conséquence : référentiel de compétences, facilitation
de réseaux de managers, ateliers de co-développement. L’existence d'une
université d'entreprise, lieu de réflexion, d'expérimentation et de soutien à
la performance managériale, est aussi un élément favorisant la maturité
individuelle et organisationnelle dans ce domaine.
Sandra Enlart[13] propose
un cadre d’analyse des différentes possibilités de se professionnaliser pour
les managers : seuls ou en équipe ; dans et hors les situations de
travail. Il ne faut exclure par principe aucune de ces possibilités car ce qui
compte, ce n’est pas la formation mais le processus d’apprentissage, dont la
formation n’est qu’une des modalités.
- En équipe et hors travail, on trouve la formation traditionnelle.
- Seul et hors travail : stage d’incubation permettant d’expérimenter des pratiques dans d’autres équipes, travail sur soi, etc.
- Etc.
Les ateliers de pratiques sont un excellent outil pour
permettre aux managers de se confronter à leurs pairs. C’est également une
bonne approche pour se préparer au management 2.0. Faire réfléchir ensemble des
managers sur les mesures à mettre en œuvre pour mieux tirer parti du numérique,
comprendre le potentiel du travail collaboratif, s’adapter aux mutations du
travail, constitue une initiative créative et efficace.
Je signale également à mes lecteurs d’Ile de France, l’ouverture
de la Maison du Management, un lieu créé par Philippe Détrie, qui propose
un bouquet d’activités très pertinentes pour les managers en quête de professionnalisation et d’échanges…
en milieu convivial et stimulant.
Le management 2.0 est responsable
L’ensemble des points précédents converge vers la notion de
responsabilité sociétale : la RSE (responsabilité sociétale des
entreprises) fonctionne sur la confiance (engagements volontaires) plutôt que
sur les prescriptions ; elle s’exprime dans le collectif ; elle est
soucieuse de la préparation et des impacts humains des changements ; elle se
nourrit de la qualité des relations entretenues avec les parties prenantes.
Mais plus encore, la RSE devient un facteur d’attractivité
essentiel pour l’entreprise 2.0. Une enquête réalisée en 2011 dans 75 pays par
PWC apporte un éclairage sur la génération des Millenials (celle qui a franchi
le cap des années 2000, également dénommée génération Z), les jeunes de 18 ans,
qui formeront 50% de la population mondiale en 2020, et leurs attentes
professionnelles. Interrogés sur leurs motivations pour accepter un travail,
65% citent les perspectives de développement personnel et 36% la réputation de
l’entreprise, loin devant le poste lui-même (24%) et le salaire proposé (21%).
Enfin, 59% sont attirés par les entreprises qui partagent leurs propres valeurs
sociétales et environnementales et 56% seraient prêts à quitter leur employeur
si celui-ci les déçoit en matière de respect de ces valeurs.
L’enjeu de l’entreprise 2.0 est de viabiliser un modèle
économique qui consomme moins de matières premières, d’énergies fossiles et de
ressources matérielles, et plus de matières grises et de potentiel humain. Or,
le numérique procure des points d’appui sur des modèles d’affaires fondés sur
trois nouvelles approches : l’économie fonctionnelle (construite sur
l’usage des biens plutôt que leur possession), l’économie collaborative et
l’économie circulaire. Chacune de ces trois approches ont un impact commun:
diminuer l’intensité d’utilisation des ressources pour une production donnée et
ainsi favoriser une croissance respectueuse des ressources (voir : « Le développement durable contre l’emploi ? »).
Le
management 2.0 conquiert sa responsabilité sociale par la (relative) stabilité
qu’il s’efforce de placer dans un monde qui va très vite, au rythme des
projets. A l’heure où deux professeurs d'Oxford décrivent la possible
automatisation de 47% des métiers du marché du travail américain dans les vingt
ans à venir[14], il
construit une démarche de (GPAS) gestion prévisionnelle des activités et des
savoirs de façon heureusement plus opérationnelle que son ancêtre la GPEC.
L’excellente publication de Manpower « L'Atelier de l'Emploi » (17
janvier 2014) a suggéré quelques métiers nouveaux, issus d’un atelier organisé
par France digitale et Google: « Forgeur numérique (dans les FabLabs),
régisseur multimédia, assistant de valorisation des usages numériques responsables,
assistant de valorisation numérique du territoire, assistant de formation aux
usages mobiles (dans les Espaces Publics Numériques et dans les Cyberbases),
assistant vidéoludique dans les médiathèques et bibliothèques. » Les
mutations du travail n’ont pas fini de nous étonner…
Le management collaboratif remplace le couple prescription –
sanction par le couple motivation – implication (voir : « Transition managériale : heurts et malheurs français »).
Cela impose une conception plus active de la mobilisation des parties prenantes
et notamment des collaborateurs, une meilleure association aux décisions, des
pratiques nouvelles de reconnaissance et la mise en place d’une véritable
politique de qualité de vie au travail (voir : « Qualité de vie au travail : un levier de transformation sociale »).
Le management 2.0 aura fort à faire pour recréer des
contrepouvoirs. Comme l’explique Daniel Kaplan, délégué général de la FING
(Fondation internet nouvelle génération), les entreprises doivent toutes
prendre conscience de la nécessité d’évoluer en profondeur si elles veulent
éviter que ne surgissent « des places Tahrir dans les entreprises »[15].
Le rejet de l’autorité et la demande de transparence se sont exacerbés et ont
fini par trouver un débouché revendicatif : le souhait d’inventer une
démocratie d’entreprise, qui pourrait s’appuyer sur des outils numériques,
réseaux sociaux collaboratifs notamment. Des équipes projets organisent leur
travail hors de tout lien hiérarchique et se mettent en marge ; la demande
d’autonomie non satisfaite se transforme en révolte larvée. L’enjeu de
l’information et du « know-how » est devenu tel qu’il se transforme
en sources de conflit : les hackers (internes et externes) organisent le
casse des bases de données et tentent de valoriser leur butin ; des
informations sensibles circulent sur les réseaux.
Le dialogue social devra trouver les bonnes approches pour
fédérer ces travailleurs hyper-mobiles et ne pourra esquiver le débat sur
toutes les questions évoquées ci-dessus : conditions de la collaboration, évaluation
et valorisation du travail, équilibres entre contribution et rétribution,
conciliation vie professionnelle / vie personnelle, santé au travail dans un
environnement hyper-connecté, propriété intellectuelle, etc. Les syndicats
devront se réinventer pour mieux capter les attentes de toutes les populations
au travail et trouver une nouvelle ingénierie pour les transformer en
plateforme revendicative.
L’un de ses défis majeurs sera d’éviter les exclusions, le
creusement de failles numériques. Une récente étude de McKinsey sur les
technologies de rupture qui vont bouleverser nos économies laisse craindre que
cette automatisation généralisée n’augmente le chômage et ne creuse le fossé
entre les plus qualifiés et ceux qui n’auront pas bénéficié de la formation
suffisante pour bien vivre ce changement[16].
Les auteurs de « The second Machine Age »[17]
s’alarment eux-aussi de l’extension prévisible des inégalités due à la
destruction des emplois peu qualifiée et à « la captation par un petit
groupe de l’essentiel des revenus générés par ces nouveaux produits et
services ».
Conclusion
Le management 2.0 est moins une affaire de technologie que
de changement social. La technologie ne fait que soutenir l’avènement de
changements plus profonds. Lorsque le principal actif des entreprises devient
leur potentiel humain, tout change. L’engagement n’est pas ce que les salariés
doivent faire pour aider l’entreprise, c’est ce que l’entreprise peut faire
pour leur donner envie de se mobiliser.
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[1] Manuel Castells, “The Information Age: Economy,
Society and Culture; The Rise of the Network Society”, Blackwell Publishers,
March, 1996 (version française: « L'ère de l'information. Vol. 1, La
société en réseaux », Paris, Fayard, 1998). L’ouvrage sera suivi par deux
autres volumes : “ The Power of Identity” publié en 1997 et « End of
Millennium” en 1998 (versions françaises également chez Fayard).
[2] Au sens
de Amartya
Sen et Martha Nussbaum (voir : Martha C. Nussbaum, « Capabilités ;
Comment créer les conditions d'un monde plus juste », éditions Climats,
Paris, 2012).
[3] Bertrand
Duperrin, « Perspectives Social Business et entreprise 2.0 en 2014. Indice: pas
d’adoption, peu de digital », 17 décembre 2013
[4] Bring
Your Own Device.
[5] Evgeny
Morozov, « De l’utopie numérique au choc social », « Le Monde Diplomatique »,
aout 2014
[6] « Quelle
économie servicielle demain, quelles conséquences sur le travail ? », débat de
l’Observatoire des Cadres, 18 octobre 2013
[7] Actes du
Colloque co-organisé par la DIRECCTE IDF, la DGT et la FING le 12 mars 2013 sur
les transformations du travail liées au numérique
[8] « Le
travail en 2053 », « Travail & Changement », bimestriel du Réseau Anact, No
352, décembre 2013
[9] Titre du
livre de Georges Lewi, publié en 2012, sur ceux pour qui Facebook comble leur
rêve de « vivre autrement ».
[10] Pierre-Yves
Gomez, « Le travail invisible ; enquête sur une disparition », Ed. François
Bourin, février 2013
[12] Denis
Pennel, « Travailler pour soi ; Quel avenir pour le travail à l’heure de la
révolution individualiste ? », Le Seuil, septembre 2013
[13] Sandra
Enlart est directrice générale d’Entreprise & Personnel et auteure avec Olivier
Charbonnier de « À quoi ressemblera le travail demain ? Technologies
numériques, nouvelles organisations et relation au travail », Dunod, février
2013.
[14] Voir :
Albane Flamant, « Les robots sont à nos portes », Metis, 20 Janvier 2014 ; voir
également l’ouvrage qui fait débat aux Etats-Unis : Erik Brynjolfsson and
Andrew McAfee, “The Second Machine Age - Work, Progress, and Prosperity in a
Time of Brilliant Technologies”, Norton, January 2014
[15] « Le
futur du travail dans l’entreprise : l’agilité… ou le néant ? », Internet Actu,
juillet 2013
[17] Voir
note ci-dessus.
Bonjour,
RépondreSupprimerEn suivant votre logique, le plus gros employeur du monde n'est-il pas Google?
Yves