Travailler ensemble
ne va pas de soi. Nos organisations sont enferrées dans une crise de la
coopération. Nous devons d’abord en comprendre les mécanismes pour pouvoir
ensuite lever les verrous. Ce faisant, nous progresserons vers une intelligence
de la coopération.
Pourquoi la problématique de la coopération trouve-t-elle aujourd’hui
autant d’écho dans le monde du travail ? Parce qu’elle devient une
ressource clé dans la transition vers une économie de la connaissance, vers une
gouvernance plus équilibrée et vers un modèle d’entreprise plus soucieuse de ses
impacts sociétaux et environnementaux.
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Pour une intelligence du travail... |
Que l’on ne nous dise pas qu’il s’agit là encore d’une mode
managériale, inconsistante et éphémère :
- En 1963 déjà, le rapport Bloch-Lainé[1], « Pour une réforme de l’entreprise », proposait d’explorer une meilleure « coopération des producteurs » -- salariés, cadres et dirigeants.
- En 1972, l’économiste américain Kenneth Arrow recevant son prix Nobel était interrogé sur l’origine de la croissance des pays. Il ne mentionna pas l’investissement en équipements, l’éducation, les dépenses en recherche ou la capacité à innover… mais les niveaux de confiance et de coopération entre les citoyens.
Aujourd’hui,
dans leur démarche de refondation de l’entreprise, Blanche Segrestin
et Armand Hatchuel montrent que « la relation de travail n’est pas
une relation marchande, mais une relation de coopération et d’apprentissage collectif »[2].
C’est en cela que l’entreprise n’est pas seulement une entité juridique
abstraite, aux seules mains des actionnaires, mais un « dispositif de
création collective »[3].
Ils déplorent le fait que l’on « mesure encore assez mal combien la logique
marchande mine les mécanismes coopératifs et favorise la concurrence au sein de
l’entreprise, au détriment des capacités d’innovation ».
Si l’on se projette vers le futur, deux évolutions me semblent majeures :
- A l’ère de l’entreprise 2.0 (voir « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? ») de l’open data et des réseaux sociaux, les actifs clés sont immatériels et parmi eux se détachent le capital de confiance interne (coopération) et externe (réputation).
- L’extension de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE) incite les organisations à développer un apprentissage des différentes modalités de coopération avec les parties prenantes internes et externes.
En quoi la montée en puissance de la coopération est-elle
problématique dans nos entreprises et nos organisations ?
La crise de la coopération est un cercle vicieux
Yann
Algan, Professeur à l'université de Paris-Est et à l'Ecole d'économie de Paris,
a beaucoup travaillé sur les difficultés que connaît notre pays pour acclimater
la confiance et la coopération[4].
Il s’appuie sur des protocoles qui permettent de mesurer la coopération, par
exemple un « jeu de confiance », où deux personnes sont mises en situation
d’investissement pour obtenir un bénéfice mutuel d’autant plus important qu’il
y a coopération[5]. Il fait
remarquer qu’à ce jeu, les Français se classent systématiquement mal.
La
coopération n’est pas davantage naturelle entre les managers, qui assument
pourtant un rôle de plaque tournante dans les échanges et les flux d’information
et de tâches. C’est l'un des constats qui ressort de l'étude dédiée aux
pratiques managériales en Europe réalisée par l'observatoire Cegos[6].
Parmi l’ensemble des pays étudiés, la France se distingue par la faible part
des managers qui placent dans leurs priorités la « coopération avec leurs pairs
sur les projets managériaux » : 79% seulement, contre 82% des allemands,
84% des anglais ou 87% des espagnols.
Tous
ces éléments sont des signes concrets de ce que j’appelle la crise de la
coopération, un cercle vicieux dans lequel bon nombre de nos organisations se
sont enferrées.
Il
est donc temps d’en démonter le mécanisme :
- L’accélération et la complexification de la demande des clients / usagers font qu’il est de plus en plus difficile de fournir une réponse limitée au savoir ou aux compétences d’une seule personne.
- Par conséquent, les opportunités et les obligations de la coopération se multiplient.
- Mais la plupart de nos dispositifs sont restés centrés sur la performance individuelle (ex : évaluation et reconnaissance).
- De même, la posture de coopération nécessite une confiance entre collègues, une reconnaissance mutuelle, des occasions d’échange sur le métier, bref, un ensemble de moments, de rituels qui ont été souvent mis à mal par les réorganisations successives.
- Les outils mis en place pour « briser les silos » ou « créer de la transversalité » (progiciels de type ERP, réseaux sociaux d’entreprise, etc.) ont été diversement acceptés et ont créé d’autres rigidités.
- En conséquence, salariés et managers se trouvent dans des situations inconfortables et cherchent à protéger leur « bulle d’autonomie » par des stratégies d’évitement de la coopération.
La dernière livraison de l’étude Conditions de travail, publiée
par la DARES en juin dernier, donne quelques signes concrets de ces mécanismes.
Elle montre que les marges de manœuvre tendent à se réduire pour toutes les catégories
socioprofessionnelles (sauf pour les ouvriers non qualifiés) et que la période
récente se caractérise par une intensification du travail[7].
Pourtant, les salariés signalent des possibilités de coopération plus
importantes avec leurs collègues ou leur hiérarchie, ce qui est susceptible
d’atténuer les effets de l’intensification: 79 % des salariés interrogés en
2013 disent être aidés par leurs collègues quand ils ont « du mal à faire un
travail délicat, compliqué » contre 74 % en 2005. L’aide du supérieur hiérarchique
est aussi plus fréquente (65% contre 58%). Les opportunités de coopération sont
davantage ressenties mais leur expression se heurte à l’intensification des
tâches et à la densification des temps.
Cette crise de la coopération entrave le développement d’organisations
du travail favorables à la fois à la santé et l’épanouissement des salariés et
à l’efficacité des entreprises (voir : « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »).
Sortir de la crise de la coopération : quelques pistes
Sortir de cette crise de la coopération est à notre portée.
Il faut d’abord revenir au travail réel, à ce qui « fait
société » entre les collaborateurs et recréer les conditions de la
coopération. Mais au préalable, il faut revenir sur les croyances, très
fortement ancrées dans la culture managériale française, envers les supposées
vertus d’une compétition trop exclusive.
Sumantra Ghoshal, professeur en management stratégique et
international à la London Business School, a montré que la persistance des
théories managériales fondées sur le comportement opportuniste des salariés
crée une prophétie auto-réalisatrice : elle les incite à adopter ces
comportements alors qu’ils seraient spontanément enclins à préférer des
comportements de coopération, voire de dons. A l’appui de cette thèse, des
études sur les systèmes de motivation montrent que la rémunération de la
coopération par des incitations variables tend à être contreproductive : en
rémunérant l’acte de coopération, on en supprime le caractère de gratuité et
partant, on en limite le potentiel mobilisateur[8].
La
compétition n’est pas mauvaise en soi – elle peut au contraire être porteuse de
progrès économiques et sociaux – mais elle doit être tempérée par des
dispositifs dans lesquels la coopération trouve toute sa place. Ces nouvelles
logiques de fonctionnement sont défrichées à leur échelle par les entreprises
de la « high tech » qui pratiquent la « coopetition ».
Ensuite,
il faut rendre au management intermédiaire des marges de manœuvre qui lui ont
été retirées ces dernières années, afin de lui permettre de ré-investir le
champ de l’accompagnement professionnel. Les partenaires sociaux l’ont bien
compris, en signant un ANI sur la Qualité de vie au travail[9]
en juin 2013, premier accord de notre histoire sociale consacrant le rôle et la
place du management. L’article 16 de cet accord, intitulé « Accompagner
les équipes de direction et le management » indique que « l’objectif
est d’aider les managers à mieux appréhender les difficultés en prenant en
compte les conditions réelles d’exercice du travail, à favoriser les échanges
sur le travail, à savoir mieux identifier les conditions d’une bonne
coopération dans leurs équipes ».
Un point
d’appui est la volonté des managers eux-mêmes. Un baromètre de CSP Formation[10]
permet d’analyser les domaines sur lesquels les managers expriment le plus de
besoins de se former : en priorité, ils souhaitent monter en compétences
dans l’habileté à promouvoir une dynamique de coopération (38% des managers),
dans la conduite du changement (34%) et dans l’art de responsabiliser leurs
collaborateurs (30%).
Enfin, il faut redonner ses lettres de noblesse à la notion
de performance mais en la mettant en discussion sous sa forme moderne : la
performance globale. Celle-ci place à distance l’obsession actionnariale et tient
compte des parties prenantes. Elle porte une attention particulière à la
performance collective, qui dépasse largement la somme des compétences et des
performances individuelles et repose sur la coopération[11].
C’est ainsi que nous pourrons renouer avec le travail, qui, comme le souligne Pierre-Yves
Gomez, repose sur la coopération : « Le travail est collectif. Une tâche
peut être réalisée seul, mais pas un travail. (...) Le travail nous rend membre
d’une communauté. (...) La solidarité, qui suppose une intelligence du travail
commun, s’est dégradée en une simple dépendance technologique. (...) On peut
travailler d’autant plus seul que la technologie fait office de lien social. Il
est intéressant de constater le développement parallèle de multiples formations
à la ‘cohésion d’équipes’ et autres team building, psychotropes organisationnels
censés aider à renouer avec une solidarité qui ne s’inscrit plus dans le travail
lui-même »[12].
Pour aller plus loin,
je viens de publier dans Metis Europe une analyse critique du dernier ouvrage
du sociologue et historien Richard Sennett, « Ensemble - Pour une éthique de la
coopération ». Je tente, à la lumière des pistes proposées par l’auteur, de définir
les bases de ce que pourrait être une intelligence de la coopération: « Travailler ensemble : ce que nous dit Richard Sennett », Metis, 29 octobre 2014.
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[1] François
Bloch-Lainé, « Pour une réforme de l’entreprise », Le Seuil, 1963
[2] Blanche Segrestin
et Armand Hatchuel, « Refonder l'entreprise », Seuil, La République des Idées,
février 2012
[3] Blanche Segrestin
et Armand Hatchuel, « L’entreprise comme dispositif de création collective
: vers un nouveau type de contrat collectif», in «L’entreprise, formes de la
propriété et responsabilités sociales», Colloque du 29-30 avril 2011, Département
« Economie, Homme, Société », Collège des Bernardins
[4] Voir
notamment : Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, "La
fabrique de la défiance… et comment s’en sortir", Albin Michel, février
2012 et Yann Algan et Pierre Cahuc, "La Société de défiance, Comment
le modèle social français s'autodétruit", Editions de la rue d’Ulm,
Collection du Cepremap, octobre 2007
[5]
Exemple : Une somme est donnée à une personne, qui peut choisir (ou non) de
les donner à un autre joueur, sachant que chaque euro donné est multiplié par
trois : si un joueur A donne 10 euros, le joueur B recevra 30 euros. Le joueur
B peut ne pas se montrer réciproque, et tout garder pour lui, ou alors décider
de l’être. On maximise ainsi les gains lorsqu’on choisit de coopérer.
[6] Etude réalisée
au mois d'octobre 2010 auprès de 1 496 managers en France, au Royaume-Uni, en
Allemagne et en Espagne par l'observatoire Cegos et présentée le 30 novembre
2010 à Paris
[7] Élisabeth
Algava (Dares), Emma Davie (Dgafp), Julien Loquet (Drees) et Lydie Vinck
(Dares), « Conditions de travail : reprise de l’intensification du travail chez
les salariés », DARES Analyses, juillet 2014
[8] Voir par
exemple : Maya Beauvallet, « Les stratégies absurdes », Points Essais,
2009
[9] Accord
national interprofessionnel du 19 juin 2013 : « Vers une politique
d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle »
[10] CSP
Formation, « 1er baromètre des managers : Les résultats de l’édition
2012 », mars 2013. Enquête réalisée du 9 au 31 octobre 2012 auprès de 209
managers (dont 58,4% de managers de proximité, 23% de managers de managers,
11,5% de dirigeants et 7,2% d’autres profils) issus pour 41% d’une entreprise
de moins de 250 collaborateurs, 37,5% d’une entreprise de 250 à 5000
collaborateurs, 22% d’une entreprise de plus de 5000 collaborateurs.
[11] Norbert
Alter, « Donner et prendre; la coopération en entreprise », La Découverte, 2009
[12] Pierre-Yves
Gomez, « Le travail invisible ; enquête sur une disparition », Ed.
François Bourin, février 2013
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