L’intrapreneuriat est une démarche d’entrepreneuriat
interne : elle vise à diffuser l’énergie entrepreneuriale au sein d’une
organisation plus vaste, en créant des structures internes confiées à des
managers dédiés et chargées de développer des projets stratégiques. Cette
démarche est un révélateur : elle montre que l’entreprise traditionnelle
est de plus en plus incapable d’accueillir et de faire grandir l’innovation en
son sein.
A moins que vous ne soyez déjà familier de cette notion
encore émergente, je vous propose de consulter mon article publié par Metis
Europe, qui constitue une introduction et pose quelques définitions : « L’intrapreneuriat : entre mode organisationnelle et crise de l’entreprise ».
Une fois cette problématique posée, la question est de déterminer comment cette tendance de fond peut être utilisée comme levier de progrès. Je propose d’agir dans 7 directions :
Ne pas s’opposer à la poussée de sève
Il faut porter sur l’intrapreneuriat un regard critique,
pour comprendre ce qu’il révèle. Mais il ne faut pas pour autant s’opposer à
son énergie créatrice. L’intrapreneuriat constitue l’un des signes de l’éclatement
du modèle de la grande entreprise intégrée.
En ce sens, il répond à un vrai besoin. Clayton Christensen[1] a montré que les entreprises
qui perdent face aux nouveaux entrants dans leurs marchés avaient souvent les
compétences et les technologies pour répondre aux nouveaux besoins mais pas la
volonté de développer les nouveaux produits (à base de technologie
‘disruptive’).
De leur côté, les salariés exercent une poussée de plus en
plus forte pour pulvériser les structures hiérarchiques rigides, qui à force de
générer de mal-être deviennent des freins à l’efficacité. L’intrapreneuriat
permet de déployer la puissance des réseaux, capables de reconfigurer en
permanence les chaînes de valeur. En d’autres termes, l’intrapreneuriat
contribue à l’avènement du management 2.0., un modèle d’appui (d’empowerment,
disent les anglo-saxons) plutôt que de contrôle. Le management doit effectuer
une transition douloureuse mais indispensable (voir « Transition managériale : heurts et malheurs français »).
Il ne peut plus se permettre d’imposer mais doit aider, soutenir, coacher,
accompagner. Il doit passer du pyramidal au poly-cellulaire. Il doit être un
catalyseur de l’intelligence (individuelle et collective) et non plus seulement
un organisateur de l’efficience.
Le défi du management est de favoriser le travail “en mode
start-up” et de stimuler l’apprentissage permanent: le salarié est un créateur
de projet à l’intérieur de l’organisation. Il faut à la fois soutenir l’intrapreneuriat
et ne pas s’en contenter : son développement est une incitation pour
« challenger » l’ensemble de l’organisation et y diffuser l’envie
d’entreprendre.
Préférer la complémentarité à la substitution
Il faut privilégier un modèle de complémentarité et non de
substitution. Il faut reconnaître que nos outils et nos organisations d’aujourd’hui
ne sont pas propices à la fois à la productivité et l’adaptabilité : il est
difficile de créer les conditions de la meilleure efficacité quand le changement
est permanent. C’est pourquoi je propose de considérer l’intrapreneuriat comme
une modalité organisationnelle qui ne se substitue pas à l’entreprise conventionnelle
mais qui la complète. Les équipes intrapreneuriales sont ainsi chargées de
faire décoller des projets stratégiques, qui une fois viables, sont repris par
les équipes conventionnelles.
S’appuyer sur une DRH mobilisée pour la valorisation du potentiel humain
Le modèle de complémentarité décrit ci-dessus doit
s’accompagner d’une rotation des rôles. C’est à la DRH que revient la tâche
éminemment stratégique d’aménager des parcours professionnels pour les managers
mais aussi pour les salariés, afin de les inciter à passer plus aisément d’une
équipe intrapreneuriale à une équipe traditionnelle. Pourquoi ne pas satisfaire
ces aspirations à expérimenter des contextes de travail variés, qui bénéficient
aux individus comme aux organisations ? Cela pose le problème de la
mobilité interne, qui est souvent une oubliée des pratiques de GRH. Mais c’est
cette approche qui permet l’hybridation des cultures et la coexistence
harmonieuse entre l’esprit de conquête et l’impératif d’efficience.
Le modèle de complémentarité nécessite également de la part
de la DRH d’élargir la conception traditionnelle du ‘talent management’.
Importée des Etats-Unis, cette dernière fait silencieusement quelques ravages
en France car elle s’est installée dans le creuset de notre culture marquée par
le culte du diplôme et un système scolaire qui sélectionne, trie et exclut
plutôt que d’élever. Le talent management s’est donc souvent transformé en
gestion élitiste des managers les plus diplômés ou de sélection au sein d’un
« vivier » composés de managers issus d’un même moule. Or comme
l’affirme Armand Hatchuel, professeur de gestion au Centre de Gestion
Scientifique de Mines ParisTech, « l’entreprise du futur doit protéger le
déviant, car c’est le déviant qui innove et qui est capable de créer de la
rationalité dans l’inconnu »[2]. Face à l’approche
conservatrice du talent management, l’intrapreneuriat permet de faire émerger des
profils moins consensuels, plus développeurs, de collaborateurs qui veulent « faire
bouger les lignes » et « progresser hors des hordes ». C’est
très positif pour la biodiversité managériale.
La DRH doit être attentive à l’évolution des modalités du travail
collaboratif. Avec l’intrapreneuriat, l’entreprise et les équipes qui la
composent se reconfigurent en permanence, en mettant en relation ses
collaborateurs, ses partenaires, ses bases d’informations et ses projets. Les
managers qui décident de lancer un projet en mode intrapreneurial recrutent
leurs collaborateurs au sein des équipes opérationnelles et dans les réseaux de
partenaires et de contractants avec lesquels ils travaillent. En d’autres
termes, le marché du travail devient un marché interne: le recrutement, la rupture,
la re-qualification, ces événements se déroulent à l’intérieur de l’entreprise,
au jour le jour. L’organisation actuelle des SSII préfigure ce mode
d’organisation. Et gare à ceux qui restent trop longtemps en
« inter-mission »… Le rôle de la DRH est alors de faire en sorte que
chacun dispose des compétences adéquates (mais aussi des ressources
relationnelles…) et que personne ne reste sur le bord du chemin. Une tâche
aussi dévorante que délicate…
L’intrapreneuriat peut ainsi engendrer de la précarisation,
imposant de réinventer les systèmes de solidarité. La protection sociale des
travailleurs doit être repensée en conséquence, un mouvement déjà esquissé par
des droits de plus en plus attachés à l’individu et non au poste de travail et
qui deviennent portables d’une entreprise à une autre et d’un statut à un autre
(salariat, chômage, période de formation, de projet personnel, de création d’entreprise,
intermittence…).
Réhabiliter la collaboration et l’esprit d’initiative
Les systèmes de reconnaissance (et notamment les entretiens
d’évaluation) sont trop exclusivement axés sur la performance individuelle
alors que de plus en plus la performance repose sur la collaboration au sein
des équipes et entre les équipes. Dans un modèle d’intrapreneuriat, cela n’a
plus aucun sens. Il faut donc intégrer des objectifs collectifs de façon
significative. L’intrapreneuriat permet aussi de valoriser les tempéraments de
développeurs. En conséquence, les systèmes de reconnaissance doivent porter non
seulement sur l’atteinte des objectifs conventionnels mais sur les actions de
développement, les capacités créatives, la contribution à l’innovation.
Si l’intrapreneuriat permet effectivement à la grande
entreprise de satisfaire les aspirations grandissantes des salariés à
l’autonomie, d’autres moyens peuvent aussi être mis en œuvre. Les salariés qui
sont de plus en plus en contact direct avec l’écosystème (clients, partenaires,
fournisseurs…) sont les mieux à même de percevoir les signaux faibles du marché
et les évolutions de la demande des clients. Ils sont les mieux placés, pour
peu qu’ils soient encouragés à le faire, pour contribuer concrètement à
l’innovation. Et cela ne peut concerner seulement les quelques intrapreneurs.
Je suis frappé de voir beaucoup d’entreprises s’obstiner à
chercher l’innovation dans des projets technologiques plus ou moins
pharaoniques alors que le réservoir d’innovation inexploité est à côté
d’eux : chez leurs salariés… Comme l’indique Christian du Tertre, professeur
de sciences économiques et directeur scientifique d'ATEMIS, les innovations de
produit et de process partent de plus en plus des expériences, des situations
de travail[3]. On connaît le point de
vue de Gary Hamel, qui enseigne depuis 30 ans à la London Business School en
tant que professeur associé de management stratégique: dans la plupart des
organisations, l’innovation se produit « malgré le système » et non « grâce à
lui ». « Il n’y a qu’une entreprise sur cent qui considère l’innovation comme
l’objectif et la mission de chaque salarié et comme la seule stratégie durable
pour créer de la valeur à long terme », déplore-t-il. « Accorder bien plus de
liberté aux salariés est la clef. Si l’entreprise veut de l’innovation et de
l’inattendu, elle doit laisser la possibilité aux salariés de le provoquer, » insiste-t-il[4].
La diffusion de l’innovation au plus près du terrain (plutôt
que sa concentration dans des équipes intrapreneuriales) est aussi un puissant
facteur de motivation pour les salariés. Une étude réalisée par le cabinet
Inergie pour l’association Innov’Acteurs, visant à mieux connaître les réalités
de l’innovation participative sur le terrain, révélait début 2012 que 93% des
collaborateurs se déclarent satisfaits de travailler dans leur entreprise
lorsque l’innovation est perçue comme une priorité, contre 64% pour les autres.
Dans les entreprises qui ont mis en place une démarche d’innovation
participative, c'est-à-dire, un dispositif visant à stimuler, mettre en œuvre
et valoriser les idées des collaborateurs, 73% des collaborateurs reconnaissent
la démarche efficace pour l’entreprise, mais ils la jugent également
motivante pour eux : elle stimule leur créativité et favorise le travail
collectif, plus que la valorisation individuelle[5].
Remettre en question les approches de conduite du changement
L’intrapreneuriat fonctionne parce qu’il permet de
reconnecter la capacité de projection (la vision d’un futur) avec le
pragmatisme de l’action (passer rapidement et efficacement de l’idée à la
réalisation) ; le long terme de la ré-invention avec les impératifs de
court terme. A tel point que le cabinet BCG nous dit que les leaders qui
peuvent conduire une transformation à bon port se doivent d’être ambidextres[6]. Mais cette dissociation
est le signe d’une déliquescence de la conduite du changement dans
l’entreprise, encore très imprégnée par le taylorisme et la distance entre ceux
qui conçoivent le changement et ceux qui devront le mettre en œuvre (ou le
subir…). Il faut donc commencer par reconcevoir l’approche de conduite du
changement.
Les praticiens de la conduite du changement différencient
soigneusement les changements de niveau 1 (agir autrement pour atteindre des
objectifs déjà déterminés : adaptation ou régulation) et de niveau 2 (faire
évoluer les objectifs : transformations, ruptures, innovations). L’intrapreneuriat
serait ainsi très approprié pour obtenir des changements de niveau 2 « en
laboratoire », qui peuvent ensuite être « injectés » dans le
reste de l’organisation.
Diffuser la culture entrepreneuriale
Pour se développer, l’intrapreneuriat a besoin de sortir de
son modèle héroïque : il faut au contraire que la volonté de porter un
projet, d’atteindre des objectifs, soit mieux partagée, ce qui nécessite une
réhabilitation de la culture de l’entrepreneur. De ce point de vue, les choses
heureusement, progressent, dans un pays qui a longtemps vu l’entreprise comme
un lieu de menace plutôt que de réalisation de soi. Dans un document de
référence récent[7],
les partenaires sociaux (Medef, CGPME, UPA, mais aussi CFDT, CFTC et CFE-CGC)
se sont accordés sur l’objectif de « promouvoir l’esprit d’entreprise dès
l’école, encourager l’entrepreneuriat, reconnaître et valoriser la prise de
risque sont aujourd’hui une nécessité économique et sociale. Il s’agit
notamment de renforcer les politiques d’encouragement et d’accompagnement à la
création d’entreprise, qui ne doit plus être considérée comme réservée à une élite,
mais constituer un choix professionnel accessible au plus grand nombre à part
entière ». Une belle reconnaissance, inimaginable il y a encore quelques
années…
L’intrapreneuriat révèle l’impasse dans laquelle les
managers de proximité, clé de voûte du bon fonctionnement des entreprises, se
trouvent souvent enfermés : enserrés dans la toile des multiples
injonctions, de la déliquescence des services support, ils sont englués par les
tâches (reporting, réunions dont plus des trois quarts sont jugées inutiles,…)
qui les éloignent de l’animation de leur équipe et du développement commercial.
Il est urgent de rendre des marges de manœuvre et du pouvoir d’agir aux
managers.
Adopter une approche systémique
Mettre en place l’intrapreneuriat n’exclut pas la nécessité
d’insuffler de l’innovation, de donner des marges de manœuvre aux équipes
traditionnelles et de générer de l’envie d’exprimer leur créativité chez les
collaborateurs dans l’ensemble de l’organisation. Le rôle d’un manager est de
créer les conditions qui permettent aux membres de son équipe de se développer
avec l’entreprise, de saisir des opportunités, d’être force de proposition, de
contribuer au projet d’ensemble. Le modèle de management à deux vitesses
proposé par l’opposition entre intrapreneurs et managers nous ramène à une
conception passéiste, celle du contremaître.
L’intrapreneuriat se développe sur un malentendu : la
croyance des dirigeants en une absence d’esprit d’entreprise chez leurs salariés.
C’est une idée reçue qui ne résiste pas à la confrontation avec la réalité
(voir « Idée reçue : Les Français n’aiment pas les entrepreneurs »).
Ce qui manque, ce n’est pas l’esprit d’entreprise, ce sont les dispositifs lui
permettant de prospérer et de s’exprimer. L’intrapreneuriat fonctionne parce
qu’il permet de ramener du pouvoir de décision au plus proche du terrain et de rendre
chacun plus responsable. Mais il y a d’autres moyens de parvenir à ce même
résultat, de façon parfois plus durable. Les « entreprises libérées »[8] ont montré la voie pour s’adapter
à la nouvelle donne : organisations plates et fluides, développement de
l’autonomie, reconnaissance du travail collectif et de la coopération, exemplarité
du management. L’intrapreneuriat n’est pas la seule forme organisationnelle
permettant de développer la culture entrepreneuriale et d’en faire un levier
d’engagement et de fierté. Pour ma part, je suis convaincu du développement des
formes nouvelles d’organisation que j’appelle les OTP (voir « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »).
L’intrapreneuriat est un levier de transformation, un
incubateur d’innovation, un accélérateur de changement. Il fait entrer les
organisations en turbulence et challenge le management traditionnel en
insufflant l’esprit entrepreneurial. C’est une chance pour les entreprises,
pour les managers et pour les salariés, à condition de développer un modèle de complémentarité,
qui rassemble les énergies de tous.
Pour aller plus loin :
L'Atelier de l'Emploi se demande si la grande entreprise peut faire renaître l'esprit start-up.
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[1] Clayton Christensen, Harvard Business School, “The
Innovator's Dilemma : When New Technologies Cause Great Firms to Fail”, 1997
[2] « Le futur du travail dans
l’entreprise : l’agilité… ou le néant ? », Internet Actu, juillet 2013
[3] « Engagement des salariés et
performance des organisations », Conférence du laboratoire d'intervention et de
recherche ATEMIS, 14 novembre 2013, ESCP Europe, Paris
[4] Muriel Jasor, « Les cinq
conseils de Gary Hamel pour manager autrement », Les Echos, 23 novembre 2012
[5]
Etude Innov’Acteurs et Inergie
sur l’innovation participative, réalisée en ligne du 8 septembre au 30 octobre
2011 auprès de 1 226 collaborateurs au sein de 11 entreprises ayant engagé une
démarche d’innovation participative depuis plus de 5 ans, appartenant aux
secteurs du Service, de l’Industrie et Public
[7] « Réinventer la croissance ;
agir ensemble pour une dynamique économique », 28 mai 2013
[8] Isaac
Getz et Bernard Carney, « Freedom Inc », Crown Business, 2009 (traduction
française : « Liberté et compagnie ; Quand la liberté
des salariés fait le succès des entreprises », Fayard, février 2012)
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